Réponse du Conseil supérieur de la magistrature à ces deux demandes par son avis en date du 28 avril 2004

28 avril 2004

AVIS

au Président de la République du 28 avril 2004(1)

Par une lettre en date du 3 février 2004, le Président de la République informait le Conseil supérieur de la magistrature qu'à sa demande le Premier ministre avait confié une mission d'enquête administrative au vice-président du Conseil d'État, au premier président de la Cour de cassation et au premier président de la Cour des comptes, à la suite d'articles de presse faisant état de pressions subies par des magistrats du tribunal de grande instance de Nanterre.

Le Président de la République précisait dans ce courrier : « Le Conseil supérieur de la magistrature sera complètement informé des résultats de ces investigations et sera appelé à me donner son avis sur le fondement des dispositions de l'article 64 de la Constitution ».

Il confirmait cette demande d'avis par une lettre du 8 mars 2004, invitant le Conseil à se prononcer « sur l'ensemble des questions abordées dans ce rapport, qu'il s'agisse de la sécurité des palais de justice, de l'organisation des procès ou de la protection des magistrats ».

Connaissance prise du rapport de la mission d'enquête administrative et au terme des investigations qu'il a menées, le Conseil supérieur de la magistrature considère que les magistrats de Nanterre ont pris les précautions nécessaires pour garantir leur indépendance et la confidentialité de leurs délibérations (I) et formule, pour l'avenir, des propositions tendant à améliorer la sécurité des conditions de travail, des magistrats et la protection de l'indépendance de l'autorité judiciaire (II).

(1) Le premier président de la cour d'appel de Versailles, membre du Conseil supérieur de la magistrature, n'a pas pris part à l'élaboration ni à la délibération du présent avis.

I. - LES CIRCONSTANCES PARTICULIèRES D'UN PROCèS TRES EXPOSé

A. - Un procès entouré de précautions

1) Le 30 janvier 2004, à l'issue d'un délibéré de seize semaines, les magistrats composant la 15e chambre du tribunal correctionnel de Nanterre, Mme Catherine Pierce, vice-présidente, M. Alain Prache, vice-président, et Mme Fabienne Schaller, juge, ont rendu leur décision dans la procédure suivie des chefs d'abus de confiance, abus de biens sociaux, complicité et recel de ces délits et prise illégale d'intérêts contre vingt-huit prévenus.

Lors de cette audience, Mme Pierce a fait état des raisons pour lesquelles étaient remis aux parties et à la presse des extraits de la décision ne comprenant que les motifs et le dispositif, le jugement n'ayant pas encore été formalisé, pour assurer la confidentialité des travaux de la 15e chambre correctionnelle.

Révélée par Mme Pierce, cette précaution prise par les magistrats de Nanterre pour l'élaboration de leur décision s'inscrit dans le droit fil des mesures qui ont été adoptées pour ce procès hors du commun.

Il apparaît en effet que les magistrats de la 15e chambre ont arrêté, avec l'approbation de la présidente du tribunal, des conditions de travail adaptées à l'importance de l'affaire et de la protection de la confidentialité de leurs travaux. Ils n'ont utilisé que des copies conformes du dossier afin de laisser l'original en sûreté et ont sollicité durant la période de vacances, une surveillance particulière de leur domicile où se trouvaient des notes et documents relatifs à la procédure.

Ils ont également indiqué au Conseil supérieur qu'ils n'avaient jamais discuté de l'affaire dans leurs bureaux ni dans la chambre du conseil de leur salle d'audience, mais avaient utilisé de manière aléatoire d'autres pièces mises à leur disposition ; de même, ils avaient évité de s'entretenir de l'affaire par téléphone ou par courrier électronique et leurs travaux avaient été sauvegardés sur une disquette, à partir d'un micro-ordinateur portable, avec le concours d'une greffière spécialement mise à leur disposition par la présidence. Ces précautions les ont également conduits, comme on l'a vu, à ne pas saisir le texte du jugement, avant son prononcé, sur l'application informatique « nouvelle chaîne pénale ».

2) Il convient de souligner que l'ensemble de ces précautions traduit le souci de préserver la confidentialité et relève d'un professionnalisme naturel chez des magistrats expérimentés, lors du traitement d'affaires importantes à forte incidence médiatique.

Médiatique, cette affaire l'était évidemment eu égard aux personnalités politiques qu'elle concernait. C'est peu dire que le jugement de la 15e chambre correctionnelle du tribunal de Nanterre était très attendu puisque l'un des prévenus avait annoncé par avance qu'il « abandonnerait la politique [s'il était] condamné à une peine infamante ».

Cet enjeu justifiait les précautions prises par les trois magistrats. C'est donc à bon escient que le texte de la décision a été sauvegardé sur disquette et que la minute du jugement n'a été dressée qu'après l'audience du 30 janvier 2004 sur la nouvelle chaîne pénale. Ce système informatique, conçu comme un outil de gestion des procédures pénales, est en effet accessible à partir de l'ensemble des postes de la juridiction, ce qui n'assure pas une confidentialité suffisante, dans le cas de procès très exposés, d'autant plus que la structure de ce système ne le met pas à l'abri d'intrusions extérieures.

La pratique suivie pour les magistrats était donc conforme aux précautions habituellement prises dans les affaires importantes mises en délibéré, et répondait d'ailleurs aux instructions générales de la chancellerie qui gère l'application informatique.

B. - Des incidents troublants

Quelles qu'aient été ses motivations, la publication, dans le quotidien Le Parisien, le 22 octobre 2003, soit cinq jours après la clôture des débats, d'un article de presse visant M. René Grouman, premier substitut, qui tenait le siège du ministère public à l'audience, article intitulé « Renseignements généraux - le procureur de Juppé fiché à l'extrême droite » paru sous la signature L.V. (Laurent Valdiguié), a été interprétée par les magistrats de Nanterre entendus par le Conseil supérieur de la magistrature comme une manœuvre de déstabilisation, conduisant à craindre que des publications de même nature concernent ensuite les magistrats du siège.

Les détériorations répétées de la serrure du bureau de M. Grouman, constatées en mars et avril 2003, époque à laquelle il était en possession de l'original du dossier afin de rédiger le réquisitoire définitif, ont pu laisser croire à des tentatives d'intrusion dans ce bureau. Le procureur de la République avait alors pris des mesures afin d'assurer la protection de l'original du dossier en l'entreposant dans un lieu sécurisé, et ordonné une enquête ultérieurement classée sans suite en raison d'incertitudes sur les causes de ces détériorations.

D'autres incidents (blocage de la serrure de la salle d'audience de la 15e chambre correctionnelle, effraction d'un meuble du greffe de cette même chambre, perturbations des systèmes informatiques et téléphoniques, suspicions d'intrusions et de fouilles dans les bureaux des magistrats...) ont pu légitimement alerter les trois juges, les confirmant dans la nécessité de prendre des précautions pour sauvegarder la sérénité et la confidentialité de leurs délibérations.

Certains ont pu s'étonner de ce que la totalité des incidents recensés au sein de la juridiction de Nanterre, au cours du délibéré, n'ait pas été portée, aux fins d'enquête, à la connaissance du procureur de la République et les chefs de cour, mais les magistrats de la 15e chambre, en accord avec la présidente du tribunal, ont privilégié la discrétion nécessaire à la sérénité de leur délibéré, que risquait de troubler le déclenchement d'une enquête, et ont choisi d'assurer la confidentialité de leurs travaux en prenant les précautions supplémentaires déjà décrites.

En outre, le directeur des affaires criminelles et des grâces et le procureur général ont souligné qu'il n'était pas anormal que certains de ces incidents ne leur fussent pas signalés dès lors que, pris isolément, ils apparaissaient peu significatifs, au moment de leur révélation.

Le Conseil constate que les précautions prises ont permis de sauvegarder la sérénité et le secret du délibéré, ainsi que la confidentialité du projet de jugement.

C. - Mais un procès sans pressions

Immédiatement après le prononcé du délibéré, l'idée s'est répandue que les juges avaient subi des pressions qui avaient pu altérer leur jugement ; et cette idée est apparue suffisamment forte pour motiver la création de la mission d'enquête administrative : « Des magistrats du tribunal de grande instance de Nanterre ont fait état d'effractions qui auraient été commises dans l'enceinte de la juridiction ainsi que de menaces et de pressions qui auraient été exercées à l'encontre de certains d'entre eux », écrit le Premier ministre dans sa lettre du 1er février 2004 en se référant explicitement à « une interview donnée au journal Le Parisien du 31 janvier dernier par Mme Catherine Pierce ».

Entendue dès le 31 janvier 2004 par le procureur de la République de Nanterre, Mme Pierce avait cependant déclaré qu'elle-même et ses assesseurs n'avaient subi de quiconque la moindre pression visant à orienter de quelque manière que ce soit le sens de leur décision, et formellement contesté avoir accordé une interview à M. Laurent Valdiguié, journaliste du Parisien. Le journal Le Monde ayant, dans son numéro daté des 8 et 9 février 2004, fait état d'assurances du Parisien selon lesquelles l'article de M. Vadiguié était bien « une interview en bonne et due forme », les trois magistrats ont le 9 février 2004 adressé une lettre de protestation à M. de Villeneuve, directeur des rédactions de ce journal. Celui-ci a répondu le 12 février 2004 à Mme Pierce que Le Monde abusivement mis des guillemets en indiquant que vous aviez accordé « une interview en bonne et due forme ».

En réalité, au moment où il a abordé Mme Pierce dans un couloir du palais de justice de Nanterre, le journaliste du Parisien avait déjà connaissance des incidents relevés par les juges , il lui en demandait seulement la confirmation. Cet échange de propos fut d'autant plus bref qu'il se déroula alors que le magistrat se rendait à une autre audience.

Il ressort ainsi des déclarations des magistrats qu'ils n'ont pas donné d'interview et qu'ils n'ont jamais fait état de pressions. Et pourtant, l'idée d'un « procès sous pressions » va se répandre et se développer.

A l'origine de cette « thèse », les incidents précédemment mentionnés qui avaient été portés à la connaissance du public par la presse, dès le 31 janvier 2004. Une information judiciaire ayant été ouverte par le procureur de la République de Nanterre, il appartiendra aux juges d'instruction d'en établir, ou non, la réalité. Mais sans attendre, et comme si ces faits étaient établis, un débat s'est immédiatement engagé sur la nature et la portée de ces incidents : constituaient-ils des pressions ou des tentatives d'espionnage ? La différence est importante puisque « pressions » signifierait que des contraintes ont été exercées sur les juges pour qu'ils donnent à leur décision tel contenu plutôt que tel autre, alors que « tentatives d'espionnage » signifierait que des actions ont été menées pour recueillir, avant le prononcé du jugement, des renseignements sur le contenu de la décision.

Le Conseil supérieur de la magistrature affirme que ces incidents, à supposer même qu'ils soient matériellement établis, ne seraient pas constitutifs ou révélateurs de pressions, mais seulement de tentatives, évidemment répréhensibles, visant à avoir connaissance avant l'heure du sens de la décision. En conséquence, il considère que la présentation du procès de Nanterre comme étant un procès « sous pressions », présentation qui ne correspond pas à la réalité, pouvait conduire à discréditer le jugement du 30 janvier 2004 et, du même coup, à peser sur les juges d'appel,

Quoi qu'il en soit, cette présentation d'un procès « sous pressions » conduit le Conseil supérieur de la magistrature à rappeler deux valeurs fondamentales qui doivent faire l'objet d'une protection particulière : l'indépendance du juge et la confidentialité des délibérations. Et à suggérer en conséquence un certain nombre de mesures destinées à en garantir un meilleur respect.

II. - LES ENSEIGNEMENTS à EN TIRER

A. - Sur la sécurité et la confidentialité

Si la sécurité et la sérénité des débats ont été normalement assurées, il apparaît cependant que ce procès a révélé des lacunes au regard des exigences générales de sécurité et de confidentialité des locaux et équipements mis à la disposition des magistrats.

C'est ainsi qu'a été mise en évidence l'insuffisante protection des bureaux de la juridiction en raison tant de la relative vétusté des équipements que de la possibilité d'accès aux locaux de personnes non autorisées. De même, la conception dépassée des systèmes informatiques utilisés et le non-respect des mesures de sécurisation prévues ne permettaient pas d'assurer la sécurité minimale exigée. Des constatations analogues ont été faites en ce qui concerne la sécurité du système téléphonique.

Le Conseil supérieur de la magistrature souligne en le déplorant que l'insuffisante prise en compte des impératifs de sécurité et de confidentialité n'est pas spécifique à la juridiction concernée, mais affecte l'institution judiciaire dans son ensemble. Il est paradoxal qu'à une époque où services publics et entreprises privées développent les mesures de sécurisation de leurs locaux et de leurs réseaux d'information, la culture de sécurité soit si peu présente au sein de l'institution judiciaire, pourtant particulièrement exposée ainsi que le Conseil l'a déjà souligné dans son avis du 11 mars 2004.

Cette situation dommageable crée non seulement des risques évidents d'entrave au bon fonctionnement de la justice et d'atteinte à sa sérénité, mais également des possibilités de déstabilisation et d'intimidation des magistrats.

Le Conseil supérieur de la magistrature rappelle qu'il est urgent de définir et mettre en œuvre, dans le cadre d'un programme pluriannuel, des mesures de sécurisation des juridictions relatives aux personnes, aux locaux et aux systèmes d'information.

De plus, les attitudes individuelles de précaution ou de sécurité étant encore mai intégrées dans les comportements professionnels quotidiens des magistrats et des fonctionnaires (discrétion dans les propos, protection des dossiers, fermeture des bureaux, codage des ordinateurs... ), il est souhaitable que tous acquièrent, lors des formations initiale et continue, des réflexes de sécurité : évaluation des moments ou lieux à risque, nature de ces risques, manière de s'en prémunir, réactions appropriées.

B. - Sur un dispositif adapté aux procès sensibles

Les magistrats du tribunal de Nanterre ont éprouvé, et ils l'ont souligné avec insistance, que les dispositifs habituels d'une juridiction ne suffisent pas pour affronter un événement judiciaire d'une telle ampleur. Les précautions, au demeurant efficaces, précédemment évoquées ont donc résulté principalement de leurs initiatives individuelles, ou ont été adaptées au fur et à mesure des événements inattendus qu'ils rencontraient.

En raison de leur exposition résultant de la médiatisation de la justice, les tribunaux, bien plus souvent qu'auparavant, sont confrontés à des situations de crise, de tension ou au caractère exceptionnel de certains procès pour lesquels les magistrats doivent être mieux préparés.

Le Conseil supérieur de la magistrature a pris connaissance avec intérêt du « Mémento sur l'organisation des procès sensibles » diffusé par le ministère de la justice en 2002. Il l'analyse néanmoins comme un recueil de mesures concernant principalement l'organisation du procès, et même plus précisément de l'audience : sécurisation des bâtiments extérieurs (barrières, stationnement, itinéraires d'accès) ou des locaux intérieurs (accès ou ordonnancement de la salle d'audience...), accueil physique des justiciables à l'audience (circuits ou accueils des détenus, des prévenus, des témoins, des victimes...), sonorisation ou installation vidéo de la salle (nature, fourniture, maintenance...), installation des journalistes (badges, installations de communication.

Si ces dispositions constituent un préalable indispensable, le Conseil supérieur de la Magistrature les estime insuffisantes pour assurer des conditions de travail optimales aux magistrats chargés de tels procès, pendant toute la phase précédant l'audience et celle qui lui succède.

C'est pourquoi le Conseil pense qu'il serait opportun de compléter ce dispositif par les mesures suivantes :

• tous les chefs de juridiction devraient bénéficier systématiquement, dans la formation préalable à leur prise de fonction, d'une préparation aux situations d'urgence ou d'exception, car la survenue de procès ou de situations exceptionnels n'est pas forcément liée à la taille des juridictions. Outre cette formation de base, une préparation particulière des magistrats et fonctionnaires directement impliqués devrait être assurée dès lors qu'il sera acquis que la juridiction aura à assumer une telle situation.

• les conditions de travail des magistrats chargés d'un dossier exceptionnel devraient être adaptées, au besoin par la mobilisation de moyens temporaires :

• la disponibilité de ces magistrats doit être mieux assurée par une décharge du service quotidien (par redistribution interne ou par affectation de magistrats placés) jusqu'au prononcé de la décision et par une aide aux tâches préparatoires (notes techniques ou juridiques rédigées par des assistants de justice ou des assistants spécialisés) ;

• l'installation matérielle des magistrats et leur équipement constituent des éléments sur la fiabilité desquels ils doivent pouvoir compter : environnement matériel aménagé (salle de travail sécurisée, éloignement des lieux de passage, sécurité physique et acoustique, moyens de communication cryptés, ordinateur personnel protégé, utilisation d'un logiciel sécurisé...), scannerisation du dossier pour éviter les risques liés à la multiplication des documents papier.

C. - Sur un déficit préoccupant de réaction et de communication

A plusieurs reprises, des informations parues dans la presse n'ont suscité aucune réaction publique de la part de l'institution, alors qu'elles auraient mérité des mises au point immédiates. Le silence de la chancellerie et de la hiérarchie judiciaire, s'il est largement explicable par le contexte particulier de cette affaire, a néanmoins contribué à accréditer l'idée erronée selon laquelle les magistrats concernés auraient dénoncé des pressions. Il importe donc de prévoir, dans des situations analogues, un mode de communication permettant de rappeler les règles légalement applicables et de rectifier en temps utile des informations inexactes ou incomplètes, avant qu'elles ne soient tenues pour acquises faute d'avoir été rapidement démenties.

1) Ainsi qu'il a été indiqué ci-dessus, la parution d'un article concernant l'appartenance du premier substitut Grouman au mouvement « Troisième Voie » (le 22 octobre 2003), puis Ies propos attribués à Mme Pierce par Le Parisien (le 31 janvier 2004) et enfin la publication (le 3 février 2004) de larges extraits de l'audition de Mme Pierce par le procureur de la République ont représenté trois moments clés.

Ils n'ont pourtant donné lieu à aucune réaction officielle, alors que les informations des services des renseignements généraux relatives à M. Grouman et l'audition réalisée par le procureur de Nanterre étaient légalement couvertes par le secret, et qu'il était nécessaire de rétablir la réalité des circonstances dans lesquelles avaient été recueillis les propos prêtés par Le Parisien à Mme Pierce,

L'article intitulé « Le procureur de Juppé fiché à l'extrême-droite » était fondé sur des données détenues par les services des renseignements généraux, dont la divulgation pouvait avoir pour origine une violation du secret professionnel auquel sont tenus les membres de ces services, c'est-à-dire une infraction pénale. Si une enquête administrative a été diligentée par le ministère de l'intérieur à ce sujet, aucune enquête pénale n'a cependant été déclenchée.

La chancellerie a par ailleurs estimé qu'il n'était pas opportun que soit adressé au directeur de la publication du journal Le Parisien un courrier dont le projet lui avait été soumis par le procureur de la République de Nanterre.

De même, la parution dans le quotidien Est Républicain d'un compte rendu détaillé de l'audition de Mme Pierce par le procureur de la République de Nanterre, si elle a conduit le garde des sceaux à saisir l'inspection générale des services judiciaires, n'a pas entraîné de poursuites pénales à ce jour bien qu'il s'agisse d'une audition couverte par le secret de l'enquête et de l'instruction.

Enfin, en l'absence de mise au point rapide et explicite, l'information inexacte selon laquelle la présidente du tribunal correctionnel aurait volontairement dénoncé dans la presse des incidents survenus au tribunal de Nanterre a connu une diffusion spectaculaire, à l'origine de la création par le Premier ministre d'une mission d'enquête administrative.2) Les causes principales de cette abstention des divers représentants de l'autorité judiciaire, qu'il s'agisse du parquet, de la chancellerie et de la hiérarchie immédiate des magistrats du siège concernés, résident dans la volonté de ne pas aggraver l'effervescence médiatique et de ne pas donner prise au soupçon d'une possible instrumentalisation de leur réaction.

Les choix qui en découlent, quant à l'appréciation de l'opportunité des poursuites, méritent cependant réflexion. Ils illustrent la difficulté, pour les magistrats du parquet hiérarchiquement subordonnés au garde des sceaux, d'exercer ou de s'abstenir d'exercer l'action publique dans les situations où ce choix pourrait être perçu, à tort ou à raison, comme manifestant une intervention de nature politique(2).

Les magistrats de la 15e chambre correctionnelle de Nanterre ne pouvaient, pour leur part, prendre l'initiative de démentir publiquement l'existence d'une interview ni rectifier les informations faisant état de « pressions », pour des raisons qui sont aisément compréhensibles. Placés au cœur de l'actualité pour avoir rendu une décision de justice donnant lieu à de vives controverses, face à la nécessité pour eux de conserver la réserve qui s'impose à tout magistrat dans l'exercice de son activité juridictionnelle, et au souci de ne pas compromettre l'autorité du jugement prononcé, ils ont préféré s'abstenir de toute déclaration publique, écrivant toutefois sous leurs trois signatures au directeur de la publication Le Parisien pour démentir l'existence d'une interview.

3) Si l'on admet qu'il aurait été souhaitable que des informations de source judiciaire soient dispensées à la presse et à l'opinion publique, il est délicat de déterminer qui au sein de l'institution judiciaire devait remplir ce rôle.

Au vu des interprétations politiques suscitées par la décision de justice concernée ainsi que par la révélation des incidents qui se seraient produits au palais de justice de Nanterre, l'intervention du garde des sceaux, dont l'impartialité aurait nécessairement été contestée, pouvait donner lieu à de nouvelles polémiques. Il en aurait été de même s'agissant de tout service administratif ou de tout magistrat de la chancellerie placé sous autorité hiérarchique du ministre.

(2) Le Conseil supérieur de la magistrature rappelle à ce propos qu'il avait recommandé dans ses rapports précédents (notamment en 2001) une modification du statut alignant les conditions de nomination des magistrats du parquet sur celles des magistrats du siège.

Il apparaît que dans des situations de cette nature, c'est aux chefs de Cour et de juridiction qu'il incombe d'exercer, au nom de l'institution judiciaire, cette fonction de communication.

Le Conseil, observant que cette fonction n'est ni clairement définie ni encadrée par les textes, considère qu'il est urgent que le ministère de la justice mène à bien les travaux déjà engagés sur la communication des juridictions, et attribue expressément aux chefs de Cour et de juridiction des pouvoirs spécifiques dans ce domaine.

D. - Sur le rôle des services des renseignements généraux

La double circonstance qu'une fiche sur un magistrat ait été établie par les services des renseignements généraux, et que le contenu de cette fiche ait été divulgué par un journal soulève plusieurs questions.

1) L'enquête administrative à laquelle a procédé l'inspection générale de la police nationale en novembre 2003 sur la demande du directeur général de la police nationale, à la suite de la publication dans Le Parisien, le 22 octobre 2003, de l'article concernant M. Grouman, n'a pas permis, selon les termes du rapport d'enquête, « d'établir la matérialité d'une communication de documents ou d'înforrnations confidentiels des renseignements généraux vers le journaliste du Parisien ».

Eu égard à la gravité d'une telle divulgation, le Conseil supérieur estime cependant qu'on ne peut en rester à ce constat. Plusieurs coïncidences frappantes, relevées par la mission d'enquête administrative, en particulier la « réactivation » des informations détenues par les renseignements généraux au sujet de ce magistrat peu avant la publication de l'article qui le visait, appellent de nouveaux efforts d'élucidation. Le Conseil recommande donc que ies investigations soient poursuivies, le cas échéant dans le cadre d'une procédure judiciaire.

2) Le Conseil prend acte des assurances données par l'ancien et l'actuel directeur central des renseignements généraux selon lesquelles il n'existe aucun fichier spécifique aux magistrats dans les services des renseignements généraux. De fait, les dispositions du décret n° 91-1051 du 14 octobre 1991 relatif aux fichiers gérés par ces services interdisent à ceux-ci de constituer des fichiers professionnels. La fiche concernant M. Grouman a été établie à raison, non de sa qualité de magistrat, mais de son appartenance passée à un ancien mouvement radical d'extrême-droite, et ce en conformité avec les prescriptions des articles 2 et 3 du décret de 1991.

La conformité des fichiers des renseignements généraux aux prescriptions légales et réglementaires est placée sous le contrôle de la CNIL. Le Conseil supérieur recommande qu'à l'occasion de son prochain contrôle quinquennal de ces fichiers, au cours de l'année 2004, la CNIL s'assure à nouveau de l'absence, tant au niveau national que départemental, de toute collecte d'informations sur les magistrats, en tant que tels.

3) Dès lors que les services des renseignements généraux peuvent légalement, le cas échéant, recueillir des informations et établir des fiches sur certains magistrats, comme sur d'autres citoyens, à raison d'activités, fonctions ou comportements visés aux articles 2 et 3 du décret de 1991, la question se pose de l'exploitation qui peut en être faite : à qui ces informations sont-elles destinées ? à qui sont-elles - systématiquement ou occasionnellement - communiquées ? qui en décide ? quelles sont, sur ces points, les règles internes, la doctrine, les pratiques et la déontologie des services des renseignements généraux ? et quelles sont les précautions particulières prises pour garantir la totale confidentialité de telles informations ?

S'agissant d'informations relatives à des magistrats, ces interrogations intéressent à un double titre le Conseil supérieur de la magistrature.

En premier lieu, il est clair que la révélation malveillante intentionnelle ou résultant d'une négligence d'informations confidentielles concernant un magistrat peut porter gravement atteinte à son indépendance : en direction du magistrat, il peut être le support de manœuvres de déstabilisation, voire de chantage ; en direction du public, il peut créer la suspicion, le discrédit, le doute sur l'impartialité. Certes, la confidentialité est la règle, mais la présente affaire montre qu'elle n'est pas parfaitement assurée.

De plus, en tant qu'il fait des propositions ou donne des avis pour la nomination et l'affectation des magistrats, le Conseil est lui-même concerné par tout processus contribuant à la connaissance de leurs comportements et l'évaluation de leurs mérites et aptitudes : ceci le conduit, non pas à demander à être destinataire de fiches établies ou d'informations recueillies par les services des renseignements généraux sur des magistrats, mais à souhaiter être exactement éclairé sur l'usage qui en est fait au niveau national et local.

En raison de l'importance du sujet au regard de la garantie de l'indépendance de l'autorité judiciaire, le Conseil recommande que ces questions fassent l'objet d'une concertation approfondie entre le ministère de la justice, le ministère de l'intérieur et lui-même.

E. - Sur le commentaire des déclsions de justice

Le Conseil supérieur de la magistrature tient à rappeler que si le libre commentaire des décisions de justice est reconnu dans toutes les sociétés démocratiques, cette liberté de discussion et, le cas échéant, de critique, trouve sa limite dans l'interdiction prévue par l'article 434-25 du code pénal de « chercher à jeter le discrédit, publiquement, par actes, paroles, écrits ou images de toute nature, sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance ».

Il observe que si la plupart des réactions suscitées par le jugement en cause, malgré leur vivacité, sont restées dans les limites de la loi et des usages admis en France, certaines d'entre elles présentaient un caractère manifestement excessif qui aurait pu justifier des poursuites pénales.

Plus généralement, rappelant que dans un précédent avis du 11 mars 2004, il a déjà préconisé qu'il soit recommandé aux autorités publiques de « s'abstenir de déclarations mettant en cause la bonne foi ou l'impartialité des magistrats dans l'exercice de leur activité juridictionnelle », le Conseil supérieur de la magistrature estime que l'application effective du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs devrait conduire les membres de l'Exécutif et du Législatif à une particulière réserve dès lors qu'ils commentent une décision de justice, à plus forte raison lorsque celle-ci peut encore être examinée par une juridiction supérieure.

F. - Sur le rôle du Conseil supérieur de la magistrature

Chargé par la Constitution d'assister le Président de la République dans son rôle de garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire, le Conseil supérieur de la magistrature est l'interlocuteur légitime tant des pouvoirs publics que des magistrats en cas d'atteinte ou de risque d'atteinte à l'indépendance de ces derniers. C'est à ce titre qu'il est aujourd'hui appelé par le chef de l'Etat à donner son avis sur les conditions dans lesquelles a été rendu le jugement prononcé le 30 janvier dernier.

Bien qu'il ait exprimé, le 5 février, son regret de n'avoir pas été consulté avant la décision gouvernementale de constituer une mission d'enquête administrative, le Conseil a pris acte du rapport de cette mission, laquelle a d'ailleurs souligné dans ses conclusions qu'il « appartiendra au Conseil supérieur de la magistrature de s'interroger sur la nécessité d'organiser plus précisément le traitement des allégations d'atteinte à l'indépendance de la magistrature ».

1) A cet égard, le Conseil a procédé lui-même à plusieurs auditions. Il a d'abord reçu, à leur demande, les trois juges composant la 15e chambre du tribunal correctionnel de Nanterre. En outre, il a pris l'initiative d'entendre M. Grouman, la présidente du tribunal de grande instance de Nanterre, le procureur de la République près le tribunal général de Versailles, le directeur des affaires criminelles et des grâces de la Chancellerie et le directeur central des renseignements généraux en fonction, en octobre 2003.

2) Ces auditions et les réflexions menées par le Conseil le conduisent à formuler plusieurs observations générales au sujet de son rôle dans le traitement des soupçons, allégations ou risques d'atteinte à l'indépendance de l'autorité judiciaire.

Le Conseil rappelle, en premier lieu, que bien qu'elle ne soit pas expressément mentionnée par les textes, la possibilité de son intervention en de telles circonstances découle naturellement de sa mission constitutionnelle. Elle a d'ailleurs été déjà utilisée deux fois à l'initiative du chef de l'Etat, en 1979 et 1994, avant la présente demande d'avis.

Il remarque ensuite que l'absence de moyens propres d'inspection et de prérogatives particulières en matière d'investigation, notamment de pouvoirs d'injonction et de contrainte, ne saurait faire obstacle par principe à de telles interventions. Telle était aussi la situation de la mission d'enquête administrative créée le 1er février dernier, mission à laquelle le Premier ministre a cependant promis « le concours de l'ensemble des services de l'Etat » et qui a notamment bénéficié, sur décision des ministres intéressés et d'abord du garde des sceaux, des enquêtes menées par plusieurs inspections générales ministérielles. De tels concours pourraient sans aucun doute être assurés au Conseil supérieur de la magistrature dans des circonstances analogues.

Au demeurant, l'objet d'une intervention du Conseil en ce domaine n'est pas nécessairement l'élucidation compIète d'une affaire. Dans un premier temps, le Conseil peut simplement avoir à porter, à partir de l'examen des faits allégués et d'auditions, une appréciation sur la possible existence d'une atteinte ou d'un risque d'atteinte à cette indépendance. Dans le cas où une telle possibilité apparaîtrait, il appartiendrait ensuite au Conseil d'informer le Président de la République et le garde des sceaux et soit de solliciter les moyens et concours dont il aurait besoin pour poursuivre lui-même des investigations plus poussées, soit de recommander aux autorités compétentes, en premier lieu au garde des sceaux, de prendre certaines mesures, telles que la saisine de l'inspection générale des services judiciaires ou, le cas échéant, l'ouverture d'une procédure judiciaire.

Une telle intervention du Conseil supérieur de la magistrature peut, bien entendu, lui être demandée par le Président de la République, comme cela s'est déjà produit et comme c'est le cas ici. Le Conseil estime qu'il peut aussi procéder à l'appréciation ci-dessus décrite lorsqu'il est directement saisi par un magistrat d'un fait ou d'une situation dont il est allégué par l'intéressé qu'il ou elle porte atteinte ou risque de porter atteinte à l'indépendance de l'autorité judiciaire. Dans ces cas, qui ne sont pas rares, il incombe évidemment au Conseil de mesurer si les éléments ainsi portés à sa connaissance paraissent suffisamment sûrs et significatifs pour justifier une initiative de sa part.

Enfin, dans des cas exceptionnels, le Conseil supérieur de la magistrature pourrait avoir à prendre d'office certaines initiatives (auditions, avis spontanés au Président de la République et au garde des sceaux...) à l'occasion de faits ou situations rendus publics et mettant à l'évidence gravement en cause l'indépendance de l'autorité judiciaire.