Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège
CONSEIL SUPÉRIEUR
DE LA MAGISTRATURE
Conseil de discipline
des magistrats du siège
30 avril 2014
M. X
DÉCISION
Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni le 9 avril 2014 à la Cour de cassation comme Conseil de discipline des magistrats du siège, pour statuer sur les poursuites disciplinaires engagées par le garde des sceaux à l’encontre de M. X, vice-président au tribunal de grande instance de xxxxx, chargé du service du tribunal d’instance de xxxxx, sous la présidence de M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation, président de la formation (…)
Vu les articles 43 à 58 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
Vu l’article 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 modifiée sur le Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994 modifié relatif au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu l'acte de saisine du garde des sceaux, en date 4 juillet 2013, dénonçant au Conseil les faits motivant des poursuites disciplinaires à l'encontre de M. X, vice-président au tribunal de grande instance de xxxxx, chargé du service du tribunal d’instance de ladite ville, ainsi que les pièces jointes à cette dépêche ;
Vu l'ordonnance du 10 juillet 2013 du président de la formation désignant M. Luc Fontaine en qualité de rapporteur ;
Vu les dossiers disciplinaire et administratif de M.X, mis préalablement à sa disposition, de même qu’à celle de ses conseils ;
Vu l’ensemble des pièces jointes au cours de la procédure ;
Vu le rapport déposé le 14 janvier 2014 par M. Luc Fontaine, dont M. X a reçu copie ;
Vu la convocation adressée le 5 février 2014 à M. X et sa notification à l’intéressé le 13 février 2014 ;
Vu les convocations adressées le 5 février 2014 à Madame A, avocate au barreau du xxxxx et à M. B, vice-procureur de la République près le tribunal de grande instance de xxxxx ;
Vu le rappel, par Monsieur le Président de la formation, des termes de l’article 57 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée, selon lesquels : « L’audience du conseil de discipline est publique. Toutefois, si la protection de l’ordre public ou de la vie privée l’exigent, ou s’il existe des circonstances spéciales de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice, l’accès de la salle d’audience peut être interdit pendant la totalité ou une partie de l’audience, au besoin d’office, par le conseil de discipline » et l’absence de demande spécifique formulée en ce sens par M. X et ses conseils, conduisant à tenir l’audience publiquement ;
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Attendu qu’à l’ouverture de la séance, après audition de Mme Valérie Delnaud, sous-directrice des ressources humaines de la magistrature, assistée de Mme Hélène Volant, magistrate à cette direction et lecture de son rapport par M. Luc Fontaine, M. X, assisté de Mme A, avocate au barreau du xxxxx, et de M. B, vice-procureur de la République près le tribunal de grande instance de xxxxx, a développé ses explications et moyens de défense ; qu’après avoir entendu Mme la sous-directrice des services judiciaires qui a demandé le prononcé d’une mesure de déplacement d’office, M. B en ses observations et Maître A en sa plaidoirie, M. X a eu la parole en dernier ;
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Attendu qu’aux termes de la saisine du garde des sceaux du 4 juillet 2013, il est reproché à M. X, le 21 novembre 2012 :
1° d’avoir échangé publiquement des messages, par le biais du réseau social Twitter, lors d’une audience de la cour d’assises des xxxxx où il occupait la fonction d’assesseur, avec M. C, avocat général de cette même cour, alors que ni l’arrêt criminel, ni l’arrêt civil n’avaient été rendus, messages ensuite largement publiés par la presse et d’avoir, en donnant une publicité au lien et à la connivence qu’il entretenait avec un autre des protagonistes du procès pénal en cours, manqué à son devoir d’impartialité et porté ainsi atteinte à la confiance que les justiciables doivent pouvoir accorder aux décisions de justice ;
2° d’avoir échangé, toujours dans les mêmes conditions, des messages qui évoquaient entre autres le meurtre de la présidente de la cour d’assises et de la directrice de greffe et qui critiquaient le déroulement de l’audience et, ce faisant, manqué à son obligation de dignité mais également à son devoir de délicatesse à l’égard des personnes visées dans ces messages ;
3° d’avoir échangé, toujours dans les mêmes conditions, des messages sur Twitter alors même qu’il en était un utilisateur régulier et averti depuis plusieurs années, disposant d’une large audience, et en connaissant la publicité donnée à ces messages, manqué, à ses devoirs de discrétion, prudence et réserve ;
Attendu qu’il résulte des pièces de la procédure disciplinaire que, le 26 novembre 2012, un journaliste du quotidien E remettait au président du tribunal de grande instance de xxxxx cinq pages comprenant dix-huit messages échangés sur le réseau social Twitter le 21 novembre 2012, principalement entre deux personnes utilisant les pseudonymes « Bip_ed » et « Proc_Gascogne ».
Attendu qu’il s’avérait que ces pseudonymes étaient utilisés respectivement par M. X, vice-président au tribunal de grande instance de xxxxx, chargé du service du tribunal d’instance de cette ville, et M. C, vice-procureur de la République près ledit tribunal, et qu’à cette date, ces magistrats participaient à l’audience de la cour d’assises des xxxxx, qui donnait lieu à un arrêt du 23 novembre 2013 déclarant l’accusé coupable et le condamnant à la peine de dix années de réclusion criminelle.
Attendu qu’à la suite de ces échanges, l’édition papier du 28 novembre 2012 du journal E a publié « en Une » un article sur ce comportement intitulé : « Les magistrats tweetaient aux assises. L’avocat général et un juge assesseur échangeaient des commentaires acides en pleine audience sur le réseau social Twitter. Une enquête est ouverte » ; que le même jour, l’édition numérique de ce quotidien titrait « xxxxx : les magistrats tweetent et dérapent pendant un procès d’assises » ; que cette information était largement relayée par les médias locaux et nationaux ;
Attendu que les investigations effectuées par l’Inspection générale des services judiciaires permettaient d’établir que sur l’ensemble des messages échangés le 21 novembre 2012, M. X, utilisateur du pseudonyme «@Bip_Ed » sur son compte Twitter était l’auteur de quatre messages ;
Attendu, en premier lieu, qu’était établi l’échange de six premiers « tweets » entre M. X et M. C avant 14h07, antérieurs à la reprise de l’audience d’assises à 14h40, trois de ces messages ayant été envoyés par M. X selon le déroulement suivant :
Expéditeur Texte
@Bip_Ed Question de jurisprudence : un assesseur exaspéré qui étrangle sa présidente en pleine audience, ça vaut combien ?
@Proc_Gascogne
Je serai témoin de moralité
@Bip_Ed
Pour menacer la victime ?
@Proc_Gascogne
Si elle est morte, ce sera plus dur de la menacer…
@Bip_Ed Je te renvoie l’ascenseur en cas de meurtre de la directrice de greffe
@Proc_Gascogne
La circonstance de réunion risque en outre d’être retenue…
@Lagaufrette0 Voilà c'est pour ça que je ne veux pas être GEC : trop dangereux
Attendu, en deuxième lieu, que les quatre « tweets » suivants ont été adressés pendant l’audience, durant les heures d’audition de témoins, soit entre 14h40 et 17h10, selon l’enchaînement suivant et sans que M. X ait été l’auteur d’un de ces messages :
Expéditeur Texte
@...
@Proc_Gascogne C’est quand même limite de tweeter pendant l’audience, non ?
@Proc_Gascogne
Pourquoi ?
@...
Donne l’impression qu’on ne s’intéresse pas trop à ce qui se passe, du moins je trouve
@Proc_Gascogne
Si ça se voit je suis d’accord
Attendu, en troisième lieu, que les quatre « tweets » suivants ont été échangés avant 17h23, lors de l’audition d’un témoin, sans que M. X en ait été l’auteur :
Expéditeur Texte
@Proc_Gascogne
Bon ça y est, j’ai fait pleurer le témoin…
@Proc_Gascogne
On a le droit de gifler un témoin ?
@eBlacksheep
@Proc_Gascogne Non, mais pour la sodomie, ça peut s’arranger
@Proc_Gascogne
T’es un GRAND malade…
Attendu, en dernier lieu, qu’il apparaissait que les trois derniers « tweets » identifiés étaient transmis à partir de 18h49, entre l’audition de deux témoins et concomitamment à la lecture de pièces de procédures ; qu’une interrogation subsistait toutefois, selon l’Inspection générale des services judiciaires, sur l’heure du dernier « tweet », posté par M. X (@Bip_Ed) ; que les investigations diligentées ne permettaient pas d’établir que M. X avait adressé ce dernier message durant l’audience ;
Expéditeur Texte
@Proc_Gascogne
Lecture in extenso des auditions des témoins de personnalité. Mourir (je crois d’ailleurs que @Bip_Ed s’en est allé)
@_Doudette
@Proc_Gascogne @Bip_Ed
concentrez vous ! Le prévenu vous en sera reconnaissant
@Bip_Ed
Je n’ai plus écouté à partir des deux dernières heures
Attendu que, si l’utilisateur du compte « twitter » @... était un magistrat, conseiller référendaire à la Cour de cassation, l’enquête de l’Inspection générale des services judiciaires n’a pas permis d’identifier les autres utilisateurs des comptes « twitter » : @lagaufrette0, @eBlacksheep et @_Doudette.
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Attendu que M. X a reconnu avoir été l’auteur des quatre messages précités ; qu’il a précisé que les trois premiers avaient été adressés durant une suspension d’audience, qu’ils constituaient une « sorte de dérivatif pour exprimer quelque chose » , « n’ayant rien à reprocher de particulier à la présidente de la cour d’assises et à la directrice de greffe » ;
Attendu que M. X a formellement contesté avoir adressé, pendant l’audience, le dernier message : « je n’ai plus écouté à partir des deux dernières heures » ; qu’il a précisé avoir été probablement chez lui lorsqu’il avait pris connaissance du message de M. C et qu’il y avait répondu ; qu’il a qualifié devant le rapporteur son propre message de « boutade », indiquant à l’audience du Conseil avoir toujours eu « l’attention nécessaire » au cours des débats de la cour d’assises ;
Attendu que M. X a expliqué son comportement « par une tentative d’évacuer le stress » , précisant que, lorsqu’il avait des problèmes, il essayait « toujours de (s)’en sortir par des traits d’humour » ; qu’il a confirmé avoir eu, sur ce réseau social, 4000 abonnés ou « followers » susceptibles de lire ces messages, tout en justifiant que « ces tweets étaient nécessairement anonymes » ; qu’il reconnaissait toutefois l’imprudence pour un magistrat de « faire part de ses états d’âme sur Twitter » ;
Attendu que M. X a reconnu devant l’Inspection générale des services judiciaires avoir posté d’autres messages les deux jours suivants, mais ne pas avoir le souvenir que ceux-ci étaient en rapport avec l’audience ; que l’enquête n’a pas permis d’établir le contraire ;
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Attendu qu’aux termes du premier alinéa de l’article 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 précitée, « tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire » ;
Attendu que, si le principe de la liberté d’expression bénéficie aux magistrats comme à tout citoyen, son exercice, quel qu’en soit le mode, doit s’accorder pour un magistrat avec le respect de ses devoirs et obligations ;
Attendu que l’usage de réseaux sociaux, y compris sous couvert de pseudonymes, ne saurait affranchir le magistrat des devoirs de son état, en particulier de son obligation de réserve, gage pour les justiciables de son impartialité et de sa neutralité, particulièrement durant le déroulement du procès ; que cet usage est d’autant plus inapproprié que les messages échangés peuvent être lus en temps réel par des personnes extérieures à l’institution judiciaire et qu’ils permettent d’identifier tant leurs auteurs que les circonstances de leur émission ;
Attendu que le contenu des trois premiers messages, évoquant l’étranglement de la présidente de la cour d’assises et le meurtre de la directrice de greffe, constitue un manquement aux devoirs de dignité et de délicatesse ; que l’invocation d’une pratique d’humour sur les réseaux sociaux pour justifier la teneur de ces messages est spécialement inappropriée s’agissant d’une audience, en l’espèce de la cour d’assises ;
Attendu que le quatrième message : « Je n’ai plus écouté à partir des deux dernières heures », qui a donné, a posteriori, l’apparence d’une désinvolture ou d’ennui à l’audience, a gravement porté atteinte à l’image de la Justice et au crédit de l’institution judiciaire ;
Attendu, par surcroît, que M. X a manqué à son devoir de neutralité et d’impartialité, en donnant l’apparence d’un lien de connivence avec l’avocat général de la cour d’assises ; qu’il a, ce faisant, porté atteinte à la confiance que les justiciables doivent pouvoir accorder aux décisions de justice, conduisant le ministère public à interjeter appel et imposant ainsi le déroulement d’un nouveau procès avec toutes les conséquences afférentes ;
Attendu que l’utilisation que M. X a faite d’un réseau social, incompatible avec les devoirs et obligations de l’état de magistrat, constitue une faute disciplinaire ;
Attendu qu’afin d’apprécier la sanction qu’il y a lieu de prononcer, le Conseil tient compte de ce qu’il n’est pas établi que M. X ait adressé un message durant l’audience ; qu’il n’est pas davantage démontré qu’il ait eu connaissance des deux messages de mise en garde ; qu’en effet, M. X a expliqué au rapporteur n’avoir reçu que les messages de « @Proc_Gascogne » puisqu’il n’était pas abonné aux comptes twitter des auteurs des alertes ;
Attendu que le Conseil prend aussi en considération les appréciations élogieuses portées sur la manière de servir de M. X, de même que la situation familiale difficile, liée à la santé de son épouse, dont il a fait état ;
Attendu en conséquence qu’il y a lieu de prononcer à l’encontre de M. X, la sanction de blâme avec inscription au dossier.
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PAR CES MOTIFS,
Le Conseil, après en avoir délibéré à huis clos ;
Statuant en audience publique le 9 avril 2014 pour les débats et le 30 avril 2014 par mise à disposition de la décision au secrétariat général du Conseil supérieur de la magistrature ;
Prononce à l’encontre de M. X la sanction de blâme avec inscription au dossier, prévue à l’article 45 1° de l’ordonnance du 22 décembre 1958 ;
Dit que copie de la présente décision sera adressée au premier président de la cour d’appel de xxxxx.