Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet
La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet, sur les poursuites disciplinaires exercées contre M. X, substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de V,
Vu l’article 65 de la Constitution modifié par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 ;
Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiée par la loi organique n° 94-101 du 5 février 1994 ;
Vu la dépêche en date du 22 juillet 1994 de M. le ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, à M. le procureur général près la Cour de cassation, président de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet, saisissant cette formation pour avis sur les poursuites disciplinaires exercées contre M. X, l’entier dossier de la procédure ayant été mis à la disposition de M. X. et à celle de ses conseils, Me Dominique Foussard, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, M. Jean-Claude Bouvier, juge de l’application des peines au tribunal de grande instance de Chalon-sur-Saône, et M. Alain Vogelweith, juge d’instruction au tribunal de grande instance de Lille ;
Vu le dossier administratif de M. X, également mis préalablement à sa disposition et à celle de ses conseils ;
Vu les débats qui se sont déroulés à la Cour de cassation le 16 décembre 1994, au cours desquels M. X a comparu assisté de deux de ses conseils, le troisième, M. Vogelweith, régulièrement convoqué, étant absent, le rapporteur a été dispensé par toutes les parties et les membres du Conseil de la lecture de son rapport qui avait été préalablement distribué à tous, M. X, interrogé sur chacun des faits dont le Conseil était saisi, a fourni ses explications, M. le directeur des services judiciaires a présenté ses demandes, M. Jean-Claude Bouvier et Me Dominique Foussard ont assuré la défense de M. X qui a eu la parole le dernier ;
Le contradictoire ayant ainsi été assuré ;
L’affaire ayant ensuite été mise en délibéré au mercredi 21 décembre 1994, à 14 heures ;
Considérant que, dans sa notation de juin 1989, M. X, mis en garde contre le fait de s’être « laissé entraîner à un affairisme et un interventionnisme qui compromet son indépendance et son impartialité », est pourtant devenu postérieurement associé dans quatre SARL créées respectivement :
- la Société aurifère guyanaise d’exploitation et de transformation (SAGET), le 12 juillet 1989 ;
- les Pompes funèbres générales de la Guyane (PFGG), le 16 juillet 1990 ;
- la Société amazonienne d’exploitation touristique et de transports (SAETT), le 12 octobre 1991 ;
- Amazone river, le 17 mars 1992 ;
Que dans toutes ces sociétés commerciales, M. X détenait une part non négligeable du capital comprise entre un septième et un tiers ;
Considérant que, s’il n’a jamais eu la qualité de gérant, M. X ne s’est pas pour autant désintéressé de la gestion de ces sociétés soit pour s’en dégager rapidement (SAETT) soit, à l’inverse, pour provoquer avec un autre associé la réunion d’une assemblée générale extraordinaire de la SAGET en vue de provoquer la démission du troisième associé de ses fonctions de gérant ;
Considérant que toutes ces entreprises avaient leur siège dans le ressort du tribunal de grande instance de V, près duquel M. X exerce ses fonctions de substitut du procureur ; que dans les statuts des deux premières SARL, il s’est présenté comme fonctionnaire ; que dans deux des sociétés, il s’est associé avec des personnes en relations professionnelles avec lui, un délégué à la probation (PFGG) et un conseiller général avec lequel, sept mois plut tôt, il s’était entendu pour déléguer à des comités locaux la mission d’instruire pour partie les demandes de déclaration de naissance, procédure fréquente dans ce ressort (SAETT) ;
Considérant que deux des sociétés avaient pour objet des activités qui, pour l’une (PFGG), découlaient partiellement de réquisitions du parquet et, pour l’autre (SAGET), s’agissant de recherches d’or, étaient particulièrement soumises à un contrôle tant de l’administration que du parquet chargé de rechercher les travailleurs clandestins fréquemment employés dans ce type d’entreprise ; que cela conduisit, d’une part, un juge taxateur à refuser de signer des exécutoires de taxes de frais de justice présentés par PFGG et, d’autre part, l’ancien gérant évincé de la SAGET et un nouveau responsable de cette société à citer dans des procès-verbaux de gendarmerie la qualité de M. X à l’occasion d’un litige commercial, pour le premier, et de la constatation d’une infraction, pour le second ; que ces circonstances ne pouvaient qu’entamer le crédit dont un magistrat doit bénéficier auprès de ses collègues et des enquêteurs ;
Considérant que s’il appartient à chaque magistrat, comme à tout citoyen, de gérer son patrimoine à sa guise, notamment en souscrivant des actions de sociétés commerciales, ce ne peut être que dans le respect des devoirs de son état ; qu’en multipliant, dans le ressort où il exerçait des fonctions, des participations importantes dans des sociétés commerciales qui, par leur objet, pouvaient être en relation avec l’activité judiciaire, M. X a manqué à la prudence ; qu’en ne tenant pas compte des mises en garde du procureur général au moment même où elles lui étaient notifiées et en adoptant à son égard une attitude de dissimulation, il a encore manqué au devoir de loyauté ; que l’ensemble de ces agissements constitue une faute disciplinaire ;
Considérant, par ailleurs, que M. X a classé sans suite trois procès-verbaux, dressés les 3 octobre 1991, 29 janvier et 12 février 1992 du chef de non présentation du registre du personnel à l’encontre de M. Y, agissant tant pour le compte de la SAGET que d’une société SEMA dont il était le gérant à une époque où les deux sociétés étaient en pourparlers en vue d’une fusion après la mise à l’écart de l’ancien gérant de la SAGET ; qu’à ce classement, M. X avait joint une réclamation de ce dernier relative à la régularité de la continuation de l’exploitation ;
Considérant que ce magistrat a également classé sans suite, le 17 octobre 1993, une plainte pour vol de M. Z, orpailleur, accusant M. Y de continuer sans droit des recherches au nom de la SAGET postérieurement au 1er avril 1992, alors que le plaignant était devenu seul titulaire d’une autorisation valable de prospection ;
Considérant que M. X a poursuivi, le 26 mai 1993, devant le tribunal correctionnel, pour emploi de trois travailleurs étrangers démunis d’autorisation de travail, le même M. Z et a occupé le siège du ministère public à l’audience du 5 octobre 1993 ;
Considérant, enfin, qu’informé de ce que M. A, son associé dans la société Amazone river, était l’objet le 2 octobre 1992, d’un procès-verbal du chef de fraude pour avoir mis en vente des dispositifs tendant à augmenter la puissance des cyclomoteurs, il s’indigna auprès de son procureur de la saisie des objets litigieux et de ce qu’un procès-verbal avait été dressé sans avertissement préalable ; qu’il classa ensuite la procédure pour poursuites inopportunes ;
Considérant que si les magistrats du parquet tiennent de la loi le pouvoir d’apprécier la suite à donner aux procédures pénales dont ils sont saisis, ils ne peuvent le faire qu’en respectant l’égalité entre les citoyens ; qu’ils doivent dès lors s’abstenir de toute intervention dans des procédures lorsque leur action s’analyse en une prise de position subjective, compte tenu de leurs liens avec une partie, ou même lorsque, objectivement, elle ne permet pas d’écarter un doute légitime sur leur attitude, et ne saurait passer pour neutre du point de vue des parties, même si les décisions prises peuvent ne pas être critiquables ;
Considérant qu’en prenant des décisions de poursuite ou de classement dans des procédures mettant en cause des personnes avec lesquelles il était en relation d’affaires, M. X a pu faire légitimement douter de l’impartialité du parquet et qu’il a ainsi, manquant aux devoirs de son état, commis une faute disciplinaire d’une particulière gravité ;
Considérant, par contre, que le fait de saisir d’un litige civil la juridiction près de laquelle il exerce ses fonctions, ne peut s’analyser en une faute disciplinaire compte tenu des dispositions de l’article 47 du nouveau code de procédure civile ;
Par ces motifs,
Émet l’avis que soit prononcée à l’encontre de M. X la sanction d’abaissement d’échelon prévue à l’article 45, 4°, du statut de la magistrature, assortie d’un déplacement d’office, conformément aux dispositions de l’article 46, alinéa 2, dudit statut ;
Dit que le présent avis sera transmis à M. le ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, et notifié à M. X, par les soins du secrétaire de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétence pour la discipline des magistrats du parquet.