Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet
La commission de discipline du parquet, sur la poursuite disciplinaire exercée à l’encontre de M. X, substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de V,
Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiée par la loi organique n° 70-642 du 17 juillet 1970, notamment les articles 63, 64 et 65 de ce texte ;
Vu la dépêche en date du 23 juillet 1990 de M. le garde des sceaux, ministre de la justice, transmettant le dossier personnel de M. X, substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de V, à M. le procureur général près la Cour de cassation, président de la commission de discipline du parquet, et le priant de réunir la commission afin de lui soumettre, pour avis, les faits reprochés à M. X ;
Vu les auditions en date des 24 octobre 1990 et 15 janvier 1991 de M. X, son dossier lui ayant été préalablement communiqué et mis à disposition par M. Pierre Lecocq, avocat général à la Cour de cassation, désigné en qualité de rapporteur par arrêté du 6 septembre 1990 du procureur général près la Cour de cassation, président de la commission de discipline du parquet ;
Vu les auditions, par M. l’avocat général chargé du rapport, en date des 12 décembre 1990, de Mlle C, substitut du procureur de la République à V, et de Mme D, juge d’instruction au tribunal de grande instance de V, et en date du 18 décembre 1990, de M. A, inspecteur divisionnaire de la sûreté urbaine de V, et de Mlle Z, substitut du procureur de la République à V ;
Considérant que M. X a comparu le 5 mai 1991 devant la commission de discipline du parquet, assisté de Maître Charrière-Bournazel, avocat à la cour d’appel de Paris ; que M. Desclaux, directeur des services judiciaires au ministère de la justice, a été entendu ; que M. X et son conseil, le directeur des services judiciaires et les membres de la commission ont dispensé M. Lecocq de la lecture de son rapport qui leur avait été préalablement communiqué ; qu’ont été entendus M. Desclaux dans ses observations, Me Charrière-Bournazel et M. X dans leurs explications et moyens de défense, M. X ayant eu la parole le dernier ; que l’affaire a été mise en délibéré, M. X étant informé que l’avis serait rendu le même jour à 17 heures ;
Et à ces jour et heure la commission de discipline a rendu, en présence de M. X, l’avis suivant :
Considérant qu’au cours de l’après-midi du 15 décembre 1989, M. X fut informé à son bureau, par un appel téléphonique, d’attentats aux mœurs qui auraient été commis par un agent hospitalier vacataire de nationalité étrangère employé par la clinique Sainte-Claire à V sur une malade, Mme Y, qui avait depuis regagné son domicile ;
Considérant que cet appel aurait dû être transmis à Mlle Z, substitut de permanence, mais qu’il n’est pas impossible qu’en raison de son absence momentanée, la communication ait été effectivement dirigée sur M. X ; que cependant, selon les règles en usage au parquet de V, le substitut ayant reçu dans ces conditions un appel téléphonique, informe immédiatement des renseignements recueillis son collègue de permanence ; que M. X s’en abstint au motif que son service était compétent en matière d’atteintes aux personnes ; qu’il adressa un « soit-transmis » à la gendarmerie pour lui demander de recueillir les déclarations de Mme Y ;
Considérant qu’entendue le 21 décembre 1989, Mme Y confirma la réalité des faits dont elle accusa un aide soignant en fournissant son signalement « de type oriental » ;
Considérant que ce procès-verbal d’audition transmis au parquet de V fut reçu par M. X qui, le 5 janvier 1990, prescrivit au service de la sûreté de V de poursuivre l’enquête qui fut confiée à l’inspecteur divisionnaire A ; que celui-ci identifia « en quelques minutes » le suspect comme étant M. B, étudiant en médecine ;
Considérant qu’à une date qu’il fixe entre le 1er et le 4 janvier 1990, M. X fut très contrarié en apprenant que sa fille J, qui avait quitté le domicile familial depuis plusieurs mois, entretenait une liaison avec un étudiant en médecine qui, lui fut-il rapporté, avait déjà fait l’objet d’une plainte ;
Considérant, si on l’en croit, que postérieurement au 5 janvier 1990, M. X se fit remettre par le secrétariat du parquet cette plainte ; qu’il apprit ainsi qu’il s’agissait de M. B ; qu’il déclara avoir dans les jours qui suivirent pressenti que l’amant de sa fille pouvait s’identifier à la personne mise en cause par Mme Y ; qu’au cours de la semaine du 8 au 13 janvier, il fit part de ses soupçons à l’inspecteur A qui lui confirma leur fondement ; que M. X décida dès lors de ne plus suivre cette affaire ;
Considérant que M. B, interpellé le 23 janvier 1991 alors qu’il se trouvait en compagnie de Mlle X, fut présenté le lendemain au parquet à Mlle C, substitut de permanence, qui ouvrit une information judiciaire dont fut saisie Mme D, juge d’instruction ; que placé en détention M. B fut remis le 8 mars 1990 en liberté sous contrôle judiciaire ;
Considérant que dans sa dépêche du 23 juillet 1990 saisissant la commission de discipline, M. le garde des sceaux estime que M. X a commis une faute disciplinaire au sens de l’article 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, caractérisée par :
- ses interventions lors de l’enquête préliminaire ;
- ses interventions lors de l’ouverture de l’information ;
- ses interventions lors de l’information ;
- son abstention de rendre compte à son supérieur hiérarchique direct, le procureur de la République, des aspects particuliers de cette affaire ;
Que le fondement de chacun de ces griefs sera successivement examiné ci-dessous ;
I - Interventions lors de l’enquête préliminaire
Considérant que si M. X a toujours affirmé qu’il avait ignoré l’identité de la personne lui ayant téléphoné le 15 décembre 1989, Mme D et Mlle Z ont assuré au contraire que M. X connaissait le nom de son informateur qu’il avait cependant refusé de leur révéler ;
Considérant que du chevauchement de dates allégué par M. X entre la transmission du dossier le 5 janvier pour enquête et la poursuite de celle-ci ne s’infère pas avec certitude la connaissance par lui de l’identité du mis en cause ; qu’en revanche, M. A atteste que M. X l’ayant convoqué à son cabinet, pour lui remettre la demande d’enquête et l’audition de Mme Y, il lui indiqua qu’au cours de ses recherches pour identifier l’auteur « il était possible qu’il rencontre sa fille » ; qu’il en résulte qu’au moment où il prescrivit des investigations aux services de sûreté de V, M. X connaissait ou soupçonnait l’identité de la personne suspectée ;
Considérant qu’en ordonnant une enquête au cours de laquelle il savait que pouvait être mise en cause une personne à l’encontre de laquelle il nourrissait une certaine animosité, M. X a manqué aux devoirs de son état en n’en référant pas à son procureur de la République seul apte à prendre toute décision sur l’opportunité de son dessaisissement, ce qui constitue une faute disciplinaire au sens de l’article 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 ;
II - Interventions lors de l’ouverture de l’information
Considérant que Mlle C a déclaré qu’elle se préparait à établir le 24 janvier un réquisitoire introductif visant le délit d’attentat aux mœurs (article 333, alinéas 1 et 2, du code pénal) lorsque M. X lui réclama avec insistance de retenir une qualification criminelle, et que, pour clore la discussion, Mlle C dut proposer de solliciter l’arbitrage du chef du parquet, ce qui détermina M. X à renoncer à sa demande ;
Considérant que si M. X reconnaît la réalité de cette discussion, il la réduit à « un simple échange de vues » ; que même dans cette hypothèse, elle est contraire à la réserve qu’aurait dû observer M. X, en raison des liens existant entre sa fille et le suspect ; qu’il a ainsi encore manqué aux devoirs de son état ;
III - Interventions au cours de l’information
Considérant qu’ayant appris que M. B avait reçu à la maison d’arrêt la visite de M. E., M. X demanda au greffier de Mme D de lui communiquer le double du permis de visite accordé à cette personne pour – a-t-il précisé – « voir la photographie de M. E et se renseigner sur l’entourage de F et donc de sa fille » ;
Considérant qu’ainsi, M. X, en obtenant communication, en usant de sa qualité de magistrat, des renseignements qu’il se proposait d’utiliser à des fins personnelles, a abusé de ses fonctions ;
Considérant, selon Mme D, qu’à l’occasion des rencontres inopinées, M. X lui fit part de son souhait de ne pas voir ordonner trop vite la libération de M. B et que Mme D évoquant la possibilité d’ordonner un contrôle judiciaire, il souhaita « qu’il soit renvoyé à W où il avait des attaches » ; que Mme D ajoute que si M. X l’avait importunée en lui parlant de cette affaire, elle n’avait à aucun moment fait l’objet de pressions ;
Considérant que si l’on se réfère aux dires de M. X, ce fut Mme D qui prit au cours d’une entrevue fortuite, l’initiative de lui parler de la situation de M. B, ce à quoi il aurait fait observer « que plus longtemps l’inculpé resterait en prison mieux cela vaudrait pour sa fille » ; que Mme D ayant annoncé au cours de la même conversation son intention de le placer sous contrôle judiciaire, M. X avait répondu « que ce soit le plus loin possible » ; qu’il affirme que ce fut le seul entretien au cours duquel il émit ses préférences ; que quelque regrettables que soient ces propos, ils ne constituent pas pour autant une faute disciplinaire ;
Considérant par ailleurs, qu’au cours de la détention de M. B, M. X, de sa propre initiative le rencontra deux fois à la maison d’arrêt, à l’occasion de visites qu’il fit dans cet établissement en sa qualité, dit-il, de substitut chargé de l’exécution des peines ;
Considérant qu’une semaine environ après l’incarcération de l’intéressé, M. X le fit conduire dans le local réservé au service social de la prison ; que si l’on en croit M. X, il aurait dit au détenu que, venant en père de famille, il lui « confirmait » la décision de sa fille de rompre leur liaison et lui précisait « que n’ayant aucune confiance en lui, il ne l’admettrait jamais dans sa famille » ;
Considérant qu’au cours d’une nouvelle visite, M. X demanda à examiner la fiche d’écrou de M. B ; que constatant que sa fille était la personne à aviser en cas d’accident, désignée par le détenu, il se fit amener celui-ci et lui « indiqua » que cette mention ne pouvait pas subsister ; que dès lors M. B écrivit sur une feuille qui fut annexée à la fiche le nom d’une autre personne ;
Considérant que si M. B donne de la seconde rencontre une version assez proche de celle fournie par M. X, il relate la première d’une manière totalement différente ; que selon lui en effet, au cours du premier entretien, M. X l’aurait mis en demeure de ne plus avoir de contact avec Mlle X, sous peine d’expulsion ;
Considérant que ces faits établissent à la charge de M. X un manquement aux devoirs de son état et à la dignité, en ce que accomplis au prix d’un abus de fonction, ils étaient de nature à faire naître dans l’esprit de l’inculpé la crainte d’une justice partiale ;
Par ces motifs,
La commission, après en avoir délibéré à huis clos, émet l’avis suivant :
Les faits reprochés à M. X caractérisent à sa charge des fautes disciplinaires au sens de l’article 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 ;
Ils paraissent devoir être sanctionnés par un déplacement d’office en vertu de l’article 45, 2°, du même texte ;
Dit que le présent avis sera transmis à M. le garde des sceaux, ministre de la justice, par les soins du procureur général près la Cour de cassation, président de la commission de discipline du parquet.