Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège
Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni à la Cour de cassation comme conseil de discipline des magistrats du siège, pour statuer sur les poursuites disciplinaires engagées par le garde des sceaux, ministre de la justice, contre Mme X, juge des enfants au tribunal de grande instance de X, sous la présidence de M. Vincent Lamanda, premier président de la Cour de cassation […] ;
Vu les articles 43 à 58 modifiés de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature et, en particulier, l’article 57 modifié par l’article 19 de la loi n° 2001-539 du 25 juin 2001 et l’article 45 modifié par l’article 15 de la loi n° 2007-287 du 5 mars 2007 ;
Vu les articles 18 et 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature, modifiée par la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994 relatif au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu la dépêche du premier président de la cour d’appel de … du 14 janvier 2008, dénonçant au Conseil supérieur de la magistrature les faits motivant des poursuites disciplinaires à l’encontre de Mme X, juge des enfants au tribunal de grande instance de …, ainsi que les pièces jointes à cette dépêche ;
Vu l’ordonnance du 22 janvier 2008, désignant M. Jean-François Weber en qualité de rapporteur ;
Vu le rapport de M. Jean-François Weber, du 22 septembre 2008, dont Mme X a reçu copie ;
Vu les conclusions de début d’audience déposées par Mme X lors de l’audience du 26 novembre 2008, et les transmissions adressées par elle en cours de délibéré, les 3 et 4 décembre suivant ;
Attendu que le président a rappelé qu’aux termes de l’article 57 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, l’audience est publique, mais que, si la protection de l’ordre public ou de la vie privée l’exigent, ou s’il existe des circonstances spéciales de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice, l’accès de la salle d’audience peut être interdit pendant la totalité ou une partie de l’audience, au besoin d’office, par le conseil de discipline ;
Qu’aucune demande n’ayant été formulée en ce sens, le président a déclaré que l’audience se tiendrait publiquement ;
Attendu que l’acte de saisine retient, à l’encontre de Mme X, quatre griefs :
1 - un manque de respect du justiciable ;
2 - une mise en cause, lors des audiences, des services éducatifs ;
3 - un comportement contestable vis-à-vis du personnel du greffe ;
4 - un manquement à ses obligations professionnelles ;
Attendu que Mme X, présente à l’audience, assistée par Mme X, vice-procureur au tribunal de grande instance de …, et M. …, avocat au barreau de …, a déposé des conclusions dès le début de l’audience :
- sollicitant le sursis à statuer sur ces poursuites disciplinaires jusqu’à l’issue du recours pour excès de pouvoir qu’elle a formé devant le Conseil d’État contre l’avertissement que lui a délivré, le 26 mars 2007, le premier président de la cour d’appel de … ;
- invoquant la nullité de la saisine du Conseil supérieur de la magistrature, en raison des conditions de réalisation de l’enquête administrative l’ayant précédée ;
- dénonçant un manquement du rapporteur à son obligation d’impartialité, au motif qu’il aurait étendu sa saisine à un fait non visé dans l’acte de poursuite – la dactylographie, par le greffe de Mme X, de documents la concernant personnellement –, et qu’il a, d’une part, fait procéder à l’audition de certains témoins par Mme …, conseillère à la cour d’appel de …, rédactrice de l’arrêt du 16 novembre 2006 constituant une pièce à charge, et, d’autre part, exprimé son opinion personnelle sur la sincérité de témoignages qu’il a lui-même recueillis ;
Attendu que la parole a été donnée à Mme Dominique Lottin, directrice des services judiciaires, assistée de Mme Béatrice Vautherin, magistrat à l’administration centrale, laquelle a sollicité le rejet de ces exceptions ;
Qu’après en avoir délibéré, hors la présence du rapporteur mis en cause, le Conseil a décidé de joindre l’incident au fond, M. Jean-François Weber, rapporteur, s’abstenant de participer à toute délibération sur l’affaire ;
Attendu que la parole a ensuite été donnée à M. Weber pour la lecture de son rapport ;
Qu’à la demande de Mme X, deux témoins ont été entendus : M. …, assesseur du tribunal pour enfants, et M. …, éducateur spécialisé à l’aide sociale à l’enfance ; que lecture a été donnée d’une attestation remise à Mme X par M. …, avocat au barreau de … ;
Que le président a ensuite donné la parole à Mme Lottin, directrice des services judiciaires, pour ses observations, à l’issue desquelles celle-ci a demandé le prononcé d’une sanction de déplacement d’office, assortie d’une interdiction d’exercer des fonctions à juge unique pendant cinq ans ;
Que Mme … et Me … ont été entendus en leurs moyens de défense pour Mme X, celle-ci ayant eu la parole en dernier ;
Attendu qu’au terme des débats, l’affaire a été mise en délibéré, avis ayant été donné que la décision serait rendue le 21 janvier 2009 à 14 h ;
I - Sur les exceptions
Attendu que, d’une part, Mme X sollicite qu’il soit sursis à statuer dans l’attente de la décision du Conseil d’État, saisi par elle d’un recours pour excès de pouvoir contre l’avertissement que lui a délivré, le 26 mars 2007, le premier président de la cour d’appel de… ;
Mais attendu que la décision à intervenir est sans incidence sur l’existence des griefs invoqués dans la présente procédure ;
Attendu que, d’autre part, Mme … invoque la nullité de la saisine du Conseil supérieur de la magistrature en raison du caractère non contradictoire de la procédure administrative qui l’a précédée, et de l’audition qui a alors eu lieu de témoins en présence de leur supérieur hiérarchique ;
Mais attendu que le contenu intégral de l’enquête administrative a été porté, en temps utile, à la connaissance de Mme X qui a pu en discuter librement les divers éléments ;
Attendu qu’enfin, aucun manquement ne saurait être reproché au rapporteur au regard de son obligation d’impartialité, dès lors que celui-ci s’est abstenu de prendre part aux délibérations ; qu’au demeurant, les faits relatés par lui dans son rapport entraient tous dans son domaine d’intervention ;
Qu’il y a lieu, par suite, d’écarter les exceptions ;
II - Sur les griefs disciplinaires
Attendu que Mme X exerce les fonctions de juge des enfants au tribunal de grande instance de … depuis sa sortie de l’École nationale de la magistrature, en 1988 ;
Attendu qu’il est reproché à Mme X :
- d’une part, un comportement contestable, qu’il s’agisse de ses relations avec son environnement professionnel, en particulier le personnel du greffe, vis-à-vis duquel elle pratiquerait une forme de harcèlement, et les services éducatifs, qu’elle discréditerait aux yeux des familles, ou de ses rapports avec les justiciables, à l’égard desquels elle manifesterait un manque de respect ;
- d’autre part, un manquement à ses obligations professionnelles ;
Sur la mise en cause, lors des audiences, des services éducatifs qui interviennent dans les familles
Attendu que M. …, directeur du service AEMO, a indiqué avoir informé sa hiérarchie des difficultés rencontrées, depuis plusieurs années, avec Mme …, dont il a qualifié le comportement de « maltraitance des justiciables et des services », soulignant qu’il arrivait au magistrat de mettre en cause le travail technique de l’éducateur en présence des familles ;
Attendu que ces informations ont été confirmées par de nombreux magistrats qui n’étaient aucunement partie prenante dans le conflit existant entre les services éducatifs et Mme X ;
Que M. …, président du tribunal de grande instance de … depuis janvier 2003, a précisé avoir été très vite alerté, lors de ses visites protocolaires aux services départementaux, et informé, par la suite, d’un certain nombre de dysfonctionnements, verbalement ou par des rapports des services sociaux ;
Que Mme …, vice-présidente au tribunal de grande instance de …, déléguée à … pour y exercer les fonctions de juge des enfants en janvier 2008, a indiqué : « les éducateurs étaient terrorisés à l’idée de venir soutenir leur rapport devant le tribunal pour enfants. C’est ainsi que la directrice de l’ASE m’a indiqué que ses assistantes sociales, trois jours avant l’audience, avaient des insomnies et même des diarrhées » ; qu’elle a ajouté que, lorsqu’elle exerçait au parquet, en 1996, elle avait constaté que Mme X pouvait « critiquer ouvertement le travail des éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse ce qui les discréditait devant les familles des mineurs délinquants », Mme X étant « impitoyable avec les faibles » ;
Que M. …, vice-président placé auprès du premier président de la cour d’appel de …, délégué pour exercer les fonctions de juge des enfants à …, en septembre 2007, a déclaré que certains personnels éducatifs lui avaient fait part de la peur que leur inspirait Mme X « les éducateurs étant parfois humiliés devant les mineurs qu’ils avaient en charge » ;
Attendu que cette attitude avait d’ailleurs été signalée à la présidente de la chambre spéciale des mineurs de la cour d’appel de …, Mme …, qui a occupé ces fonctions à compter de décembre 2001 ; que celle-ci a expliqué qu’elle a dû effectuer une visite à … pour y rencontrer Mme …, le représentant des services départementaux, le président et le procureur en 2002, et que « les difficultés tenaient à des questions de relations entre le juge des enfants et ses interlocuteurs institutionnels » ; qu’elle a souligné : « j’ai eu le sentiment que le rôle d’animation et de direction des services éducatifs du département que doit tenir le juge des enfants n’était pas exactement rempli par Mme … », précisant que de nouvelles difficultés étaient apparues vers 2006, ce qui a justifié la rédaction de plusieurs rapports, les 22 mars et 16 novembre 2006, puis le 11 janvier 2007, Mme … pouvant « mettre en cause les services éducatifs en présence des parents » ;
Attendu que la réalité de ce grief est encore confortée par l’attestation d’une auditrice de justice, en stage dans le service de Mme X en octobre et novembre 2007, Mlle … ; que celle-ci a relevé que « Mme X vouait une animosité particulière à l’égard du directeur du service de l’AEMO, d’un éducateur de ce même service et de Mme …, qui, me semble-t-il, est la directrice de l’ASE. Mme X avait tendance à démontrer son antipathie lors des audiences dès lors que ceux-ci étaient présents », donnant un exemple précis de cette manifestation d’agressivité ;
Attendu qu’enfin, les tensions entre Mme X et les services éducatifs ont été perçues par plusieurs assesseurs du tribunal pour enfants qui en ont témoigné, M. … et M. …, ainsi que par un éducateur spécialisé, M. …, dans un courrier du 12 mai 2008 ;
Qu’il est donc avéré que Mme … a failli à ses obligations de délicatesse dans ses rapports avec les services éducatifs ;
Sur le comportement de Mme X vis-à-vis du greffe
Attendu que le comportement reproché à Mme … est ancien et constant, ainsi qu’il résulte des témoignages de greffiers ayant travaillé avec elle : Mme … (de février 1995 à mai 2001) et Mme … (d’octobre 2004 à novembre 2007) ; que le directeur de greffe, M. …, nommé en 2000, a fait état d’une attitude de Mme … préexistant à son arrivée, qui l’a conduit à en dresser rapport dès 2001 ; que l’ampleur et la récurrence de ces faits les a fait éclater au grand jour au cours du dernier trimestre 2007, à l’occasion d’une restructuration du greffe et de l’arrivée, au tribunal de …, d’un nouveau magistrat, vice-président chargé des fonctions de juge des enfants, Mme X ayant, jusqu’alors, exercé seule cette responsabilité ;
Attendu que les difficultés générées par l’attitude de Mme X, à l’égard du personnel du greffe, ont été décrites par le directeur de greffe dans un courrier adressé au président de la juridiction et au procureur de la République, le 29 octobre 2007, faisant état de « pressions psychologiques constantes et d’une atmosphère de travail tendue et usante » vécues par Mmes …, greffier, et …, adjoint administratif, de la part de Mme X ; qu’appelé à s’expliquer davantage sur le comportement critiqué, il a exposé que le greffe recevait dix à vingt visites par matinée de Mme X, qui souhaitait parler de problèmes personnels ; que certains agents recevaient des appels téléphoniques de Mme X à leur domicile et en pleine nuit, étaient épiés, espionnés et écoutés aux portes ; qu’il a décrit très clairement une ambiance s’apparentant à du harcèlement, provoquant, chez des greffières pourtant expérimentées, de graves difficultés morales, des insomnies et des crises de larmes, ayant rendu nécessaire la prise de dispositions leur permettant de se libérer de l’emprise de Mme X ; qu’il a ajouté que personne ne voulait plus travailler avec ce magistrat ;
Que ces affirmations ont été confirmées par les principales intéressées, victimes de ces agissements ; que Mme …, greffier, a précisé que Mme X parvenait à déstabiliser son greffe au point de risquer de pousser les agents au suicide ; que, de même, Mme …, greffier, a expliqué qu’elle était « à bout » et avait été conduite à quitter le service après quatre années au cours desquelles elle devait être à la disposition permanente de Mme X qui la surveillait constamment et la retenait au-delà des heures de travail ; que, de la même façon, Mme …, greffier au tribunal pour enfants depuis octobre 2007, a témoigné de ses difficultés avec Mme X qu’elle a qualifié d’« hystérique », de « paranoïaque » et de « folle » ; que M. …, greffier placé, délégué auprès du juge des enfants depuis octobre 2007, a souligné que Mme X faisait régner la terreur, créait une ambiance d’anxiété et avait cherché à l’intimider par la menace d’un rapport ; que Mme …, adjoint administratif qui a travaillé avec Mme X jusqu’en septembre 2006, a rappelé que celle-ci « cherchait l’affrontement » et « mettait une pression constante » ; que Mme …, adjoint administratif ayant collaboré avec elle à partir de septembre 2006, a précisé que Mme X lui avait interdit de communiquer quoi que ce soit à l’autre magistrat chargé du tribunal pour enfants et la menaçait de ne pas obtenir sa titularisation, au point qu’elle en avait perdu le sommeil pendant deux mois ;
Attendu que la situation dont les personnels du greffe ont eu à pâtir a aussi été rapportée par plusieurs magistrats ; que le président du tribunal, M. …,a indiqué que les greffiers « ne voulaient plus travailler avec le juge des enfants », que « ces femmes, qui ont entre 40 et 55 ans, craquaient toutes », et que, lors d’une réunion, elles s’étaient « littéralement effondrées, exactement comme des personnes qui seraient victimes de harcèlements » ; que le procureur, M. …, a expliqué de quelle manière il avait dû intervenir en faveur de Mme … qui « se trouvait dans une situation de dépendance psychologique ... qui ruinait manifestement sa santé », Mme X étant « très envahissante » ; que M. …, vice-président placé, chargé des fonctions de juge des enfants en septembre 2007, a confié : « les greffières du tribunal pour enfants me sont apparues anormalement craintives par rapport au juge des enfants », ajoutant que les horaires habituels n’étaient absolument pas respectés, qu’il avait vu Mme … en pleurs dans les couloirs et que Mme X terrorisait Mme … ;
Attendu que M. …, vice-président à …, a confirmé que plus personne ne voulait travailler avec Mme X qui ne se rendait « pas vraiment compte de la situation », vivant « dans un autre monde » ;
Attendu qu’un exemple de ces multiples incidents a encore été donné par Mlle …, auditrice de justice en stage auprès de Mme X en octobre et novembre 2007, qui a rapporté un vif échange entre celle-ci et Mme X ;
Attendu qu’enfin, les relations tendues entre Mme X et les services du greffe ont été attestées par deux assesseurs du tribunal pour enfants, M. … et M. …, ainsi que par M. …, éducateur spécialisé, témoin cité par la défense, dans un courrier adressé le 12 mai 2008 au rapporteur ;
Attendu que se trouve donc ainsi réuni un faisceau d’informations parfaitement concordantes et suffisantes pour apporter la preuve du grief allégué ; qu’au demeurant, il est établi que Mme X entretient également des relations conflictuelles avec les membres du ministère public et certains magistrats du siège ;
Attendu que l’hypothèse d’une cabale dirigée contre elle, avancée par Mme X, ne saurait être retenue, dès lors que les témoignages sont multiples et convergents et proviennent, pour certains, de personnes extérieures au tribunal pour enfants qui ne peuvent être soupçonnées de parti pris ;
Attendu que, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs invoqués dans l’acte de saisine, il apparaît que le comportement de Mme X, tant vis-à-vis de son greffe que des services éducatifs, est constitutif de manquements à ses obligations de magistrat, en contrevenant à ses devoirs de dignité et de délicatesse ;
Attendu que la gravité des fautes disciplinaires commises par Mme X commande son déplacement d’office ; que leur persistance dans le temps, au delà du mois de mars 2007, démontre son incapacité à entretenir des relations professionnelles normales avec ses collaborateurs et justifie que soit prononcée, en outre, une mesure d’interdiction d’exercer des fonctions à juge unique pendant trois ans ;
Par ces motifs,
Après en avoir délibéré à huis clos et en l’absence du rapporteur, M. Jean-François Weber, statuant en audience publique, le 26 novembre 2008 pour les débats, et, le 21 janvier 2009, date à laquelle la décision a été rendue ;
Rejette les exceptions de procédure ;
Prononce, à l’encontre de Mme X, la sanction du déplacement d’office, avec interdiction d’être nommée ou désignée dans des fonctions de juge unique pendant une durée de trois ans, prévues aux 2° et 3° bis de l’article 45 de l’ordonnance sus-visée.