Le Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège
CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE
Conseil de discipline des magistrats du siège |
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DÉCISION DU CONSEIL DE DISCIPLINE
Dans la procédure mettant en cause :
Mme X,
Vice-présidente au tribunal judiciaire de xxx
Le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège,
Sous la présidence de Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, présidente de la formation,
En présence de :
Mme Sandrine Clavel,
M. Yves Saint-Geours,
Mme Hélène Pauliat,
M. Georges Bergougnous,
Mme Natalie Fricero,
M. Jean-Christophe Galloux,
M. Frank Natali,
M. Olivier Schrameck,
M. Didier Guérin,
M. Régis Vanhasbrouck,
M. Benoit Giraud,
Mme Virginie Duval,
M. Benoist Hurel,
M. Cédric Cabut,
Membres du Conseil, siégeant,
Assistés de Mme Hélène Bussière et de M. Jean-Baptiste Crabières, secrétaires généraux adjoints ;
Vu l’article 65 de la Constitution ;
Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, notamment ses articles 43 à 58 ;
Vu la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature, notamment son article 19 ;
Vu le décret n° 94-199 du 9 mars 1994 relatif au Conseil supérieur de la magistrature, notamment ses articles 40 à 44 ;
Vu l’acte de saisine du garde des sceaux, ministre de la justice du 24 mars 2021, reçu le 31 mars 2021, ainsi que les pièces jointes à cette saisine ;
Vu l’ordonnance du 12 avril 2021 désignant Mme Natalie Fricero, membre du Conseil, en qualité de rapporteur ;
Vu les dossiers disciplinaire et administratif de Mme X mis préalablement à sa disposition, ainsi qu’à celle de son conseil ;
Vu l’ensemble des pièces jointes au dossier au cours de la procédure ;
Vu la convocation adressée à Mme X le 19 juillet 2021 qu’elle a réceptionnée le 25 août 2021 ;
Vu la convocation adressée le 19 juillet 2021 à Mme B, première vice-présidente au tribunal judiciaire de XXX, et le même jour à Maître A, avocat au barreau de Paris, désignés par Mme X pour l’assister ;
Après avoir entendu :
- le rapport de Mme Natalie Fricero ;
- les observations de Mme Soizic Guillaume, sous-directrice des ressources humaines de la magistrature à la direction des services judiciaires, assistée de Mme Emilie Zuber, rédactrice au bureau du statut et de la déontologie de cette direction, qui a demandé la sanction d’abaissement d’échelon avec déplacement d’office à l’encontre de Mme X ;
- les explications et moyens de défense de Mme X, de Maître A et de Mme B, Mme X ayant eu la parole en dernier ;
A rendu la présente
dÉcision
L’acte de saisine du garde des sceaux, ministre de la justice, du 24 mars 2021 relève à l’encontre de Mme X les griefs disciplinaires suivants :
- En accumulant des retards permanents dans la rédaction des décisions dans le cadre de chacun des contentieux qui lui étaient confiés et en persistant dans ces retards malgré de multiples injonctions des chefs de cour et de juridiction, la mise en œuvre d’un plan d’apurement et plusieurs décharges d’activité, Mme X a manqué à ses devoirs de diligence et de rigueur ;
- En ne fixant pas de date de délibéré et ainsi en ne respectant pas les dispositions de l’article 450 du code de procédure civile, Mme X a manqué à son devoir de légalité ;
- En ne prenant aucune disposition pour modifier ses méthodes de travail, alors que les nombreuses mises en garde de sa hiérarchie auraient dû l’y conduire et en ne respectant pas les règles de bonne pratique établies lors des réunions de travail, Mme X a contribué à la désorganisation des services du greffe engendrant une situation de souffrance pour les fonctionnaires, et a ainsi manqué à son devoir de délicatesse ;
- En persistant dans ces comportements, sans prendre en considération les conséquences que ses retards ont eu pour les personnes en attente de ses décisions, sans davantage tenir compte des réclamations de ces dernières mais aussi de celles formulées par les avocats, Mme X, qui a ainsi démontré une méconnaissance de ses responsabilités, a manqué à son devoir de délicatesse à l’égard des justiciables et des auxiliaires de justice ;
- En étant à l’origine de tels retards dans le rendu de ses décisions, alors qu’ils ont donné lieu à plusieurs articles de presse dans lesquels il était fait état de la souffrance des familles en attente de décisions dans une matière par ailleurs sensible à savoir les affaires familiales, Mme X a porté atteinte au crédit et à l’image de la justice.
Aux termes de l’article 43 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, « tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire. »
Sur les faits
Il est reproché à Mme X, vice-présidente au tribunal judiciaire de xxx depuis le 30 août 2010, une insuffisance professionnelle consécutive à des retards chroniques de délibérés dans les différents contentieux civils et pénaux qui lui ont été confiés, malgré des mesures d’allègement de service et des plans d’apurement.
Sur les devoirs de diligence et de rigueur
Le rapport d’enquête administrative de l’inspection générale de la justice d’avril 2020 établit des retards récurrents, d’une ampleur variable, dans les différents contentieux dont Mme X avait la charge. Sont ainsi relevés des retards chroniques dans la rédaction et la signature des jugements correctionnels, des retards dans le traitement des requêtes et des courriers au service des tutelles des mineurs, des retards ponctuels au service des procédures collectives, des retards significatifs au service des saisies immobilières - certaines procédures subissant même un nombre élevé de prorogations (jusqu’à 22) - et des retards massifs dans le contentieux des affaires familiales. Pour ce dernier contentieux, 69% des décisions ont en effet été rendues hors délai en 2018 puis 79% en 2019.
Mme X reconnaît ces retards qu’elle explique par une charge de travail excessive (130 à 140% selon elle) alors que son activité a pourtant été progressivement allégée. Elle déclare avoir fait un burn-out sans consulter de médecin et estime a posteriori qu’elle aurait dû s’arrêter.
L’inspection générale de la justice souligne qu’elle n’a pas profité des différentes mesures mises en œuvre pour redresser durablement la situation et modifier ses pratiques professionnelles. La situation constatée et objectivée révèle un manque d’organisation de l’intéressée, dont les méthodes de travail s’avèrent inadaptées à la production juridictionnelle qui doit être celle d’un magistrat, surtout lorsqu’il est aussi expérimenté que Mme X.
Par l’accumulation et la persistance de retards importants et parfois massifs dans la rédaction et la signature de ses décisions sans remise en cause malgré, d’une part, les rappels et les mises en garde de sa hiérarchie, d’autre part, les allégements de services dont elle a bénéficié, Mme X a manqué à ses devoirs de diligence et de rigueur.
Sur le devoir de légalité
Aux termes de l’article 450 du code de procédure civile, un avis de prorogation doit être adressé aux parties pour les aviser de la nouvelle date de délibéré et du motif du report.
Il résulte du rapport d’enquête administrative précité que les reports de délibérés de Mme X en matière familiale et, dans une moindre mesure, en matière de procédures collectives n’ont donné lieu à aucune prorogation dans les formes légales. Bien que la règle lui ait été rappelée lors d’une réunion de service et d’un entretien par le président du tribunal, le mode de gestion ordinaire des délibérés de Mme X est devenu la prorogation sine die. Les dispositions de l’article 450 du code de procédure civile lui semblaient contraignantes et elle ne s’est jamais inquiétée de savoir si le greffe accomplissait des diligences particulières.
En méconnaissant ainsi la règle de droit applicable à la prorogation de délibéré, Mme X a violé le devoir de légalité.
Sur le devoir de délicatesse
Selon le rapport d’enquête administrative précité, le fonctionnement anarchique de Mme X a eu des répercussions négatives sur le travail des greffiers, accentuées par un défaut de communication entre les intéressés. Ses prorogations de délibérés et remises tardives des décisions, sans concertation avec le greffe, ont indéniablement perturbé l’activité des différents services, surchargés, et engendré la souffrance des agents confrontés à un défaut de visibilité. Mme X n’a jamais modifié son comportement, en dépit de rappels réitérés de sa hiérarchie, ce qui a suscité des tensions. Ce faisant, elle a manqué à son devoir de délicatesse à l’égard des fonctionnaires de la juridiction.
Le même rapport démontre qu’avocats et justiciables ont adressé de nombreux courriers de relance ou pris des attaches téléphoniques pour connaître la date à laquelle la décision attendue interviendrait, lesquels sont demeurés sans réponse, les agents n’étant pas en mesure de les renseigner faute pour Mme X de leur avoir transmis les informations nécessaires. Cette situation a altéré les relations de Mme X avec le barreau qui s’en est fait l’écho dans la presse. Par lettre du 4 mars 2019, la bâtonnière de l’ordre des avocats du barreau de xxx a également saisi le premier président de la cour d’appel de xxx, dans le cadre d’une démarche collective et suffisamment singulière pour être notée, pour lui faire part du mécontentement des avocats en raison des retards massifs de Mme X dans le contentieux sensible des affaires familiales et dans celui des saisies immobilières. Mme X reconnaît qu’elle ne donnait pas suite aux sollicitations, privilégiant la rédaction des décisions notamment celles concernant des justiciables non assistés ou représentés d’un avocat sans justifier cette distinction. Les carences de Mme X ainsi établies caractérisent un défaut de délicatesse à l’égard tant des justiciables que des auxiliaires de justice.
Sur l’atteinte au crédit et à l’image de la justice
L’ampleur et la récurrence des retards de Mme X, relayés dans deux articles de la presse locale en mai et septembre 2019 par des appréciations très critiques (déni de justice, souffrance des familles en attente de la décision) ont conduit le président du tribunal à s’exprimer publiquement pour confirmer un dysfonctionnement de l’institution. Il apparaît en outre que l’Agent judiciaire de l’Etat vient d’être assigné en responsabilité de l’Etat pour fonctionnement défectueux du service public de la justice du fait de la durée anormale d’un délibéré de Mme X. Les retards désormais médiatisés de Mme X et la souffrance des familles en attente de décisions dans une matière aussi sensible que les affaires familiales caractérisent une atteinte à la confiance et au respect que la fonction de magistrat doit inspirer et par là-même, une atteinte à l’image de l’institution.
Sur la sanction
Les onze évaluations du dossier administratif de Mme X comportent toutes des réserves quant à sa gestion des délibérés, même si ses qualités humaines et professionnelles y sont également reconnues.
Dans un rapport du 29 juin 2021, le président du tribunal judiciaire de xxx confirme la rigueur intellectuelle de Mme X, sa très bonne connaissance des dossiers et du droit applicable dans les domaines qu’elle maîtrise et son esprit volontaire avant de constater qu’elle ne parvient toujours pas à changer ses méthodes de travail pour s’inscrire durablement dans un fonctionnement vertueux, respectueux des durées de délibéré et des contraintes du greffe. Il précise que depuis la fin de l’enquête administrative, Mme X n’a pas été en mesure de remédier à son manque d’efficacité en dépit de ses propres efforts pour la remobiliser, de sorte que la charge de travail qu’elle ne traite pas continue de peser sur les autres magistrats de la juridiction.
Les fautes disciplinaires multiples et persistantes commises par Mme X par la détérioration du fonctionnement du tribunal de xxx et l’atteinte à l’image de la juridiction qu’elles ont causées, par la perturbation de l’activité professionnelle des fonctionnaires du greffe et des auxiliaires de justice qu’elles ont provoquée et par les atteintes aux intérêts des justiciables qu’elles ont entraînées présentent un caractère de gravité justifiant la sanction de la rétrogradation prévue au 5° de l’article 45 de l’ordonnance statutaire du 22 décembre 1958.
L’absence d’évolution positive de sa part rend en outre inenvisageable la poursuite de son exercice professionnel dans sa juridiction actuelle. L’appétence de Mme X pour les contentieux techniques la prédispose davantage à exercer au sein d’une grande juridiction que dans un tribunal judiciaire de la taille de celui de xxx où les magistrats doivent traiter des contentieux divers.
Par conséquent, il convient de prononcer à l’encontre de Mme X la sanction de rétrogradation assortie du déplacement d’office prévue par les articles 45, 2° et 5°, et 46, alinéa 2, de l’ordonnance du 22 décembre 1958, modifiée, portant loi organique relative au statut des magistrats.
PAR CES MOTIFS,
Le Conseil, après en avoir délibéré à huis-clos, hors la présence de Mme Fricero, rapporteur ;
Statuant en audience publique, le 15 septembre 2021 pour les débats et le 13 octobre 2021, par mise à disposition de la décision au secrétariat général du Conseil supérieur de la magistrature ;
Prononce à l’encontre de Mme X la sanction disciplinaire de rétrogradation assortie du déplacement d’office ;
La présente décision sera notifiée à Mme X ;
Une copie sera adressée à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.
La secrétaire générale
Hélène Bussière |
La présidente
Chantal Arens |