Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège

Date
07/02/2006
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir de délicatesse à l’égard des justiciables, Manquement au devoir de probité (devoir de respecter les exigences des bonnes mœurs), Manquement au devoir de probité (devoir de ne pas abuser de ses fonctions), Manquement au devoir de probité (obligation de préserver la dignité de sa charge), Manquement au devoir de probité (devoir de préserver l’honneur de la justice), Manquement au devoir de probité (devoir de maintenir la confiance du justiciable envers l’institution judiciaire)
Décision
Révocation sans suspension des droits à pension
Mots-clés
Poursuites disciplinaires (audition de témoin)
Poursuites disciplinaires (composition de la formation de jugement)
Poursuites disciplinaires (non cumul des sanctions)
Avertissement
Récusation
Juge des enfants
Mineur
Atteinte sexuelle
Mise en examen
Condamnation pénale
Emprisonnement (sursis)
Centre de vacances
Pression
Délicatesse
Justiciable
Probité
Bonnes mœurs
Abus des fonctions
Dignité
Honneur
Institution judiciaire (confiance)
Révocation sans suspension des droits à pension
Vice-président de tribunal de grande instance
Fonction
Vice-président de tribunal de grande instance
Résumé
Juge des enfants ayant, de manière réitérée, entraîné dans un local d’archives des mineurs convoqués à son cabinet pour les contraindre à se dévêtir sous le prétexte de les fouiller. Condamnation d’un magistrat des chefs d’agressions sexuelles sur mineurs de quinze ans par personne ayant autorité pour avoir procédé à des attouchements sur deux enfants dans un centre de vacances dont il était directeur et exercé des pressions sur eux pour les contraindre à retirer leurs accusations
Décision(s) associée(s)

Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni à la Cour de cassation comme conseil de discipline des magistrats du siège, pour statuer sur les poursuites disciplinaires engagées par le garde des sceaux, ministre de la justice contre M. X, vice-président au tribunal de grande instance de …, sous la présidence de M. Guy Canivet, premier président de la Cour de cassation […] ;

Vu les articles 43 à 58 modifiés par l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;

Vu les articles 18 et 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature, modifiée par la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994, relatif au Conseil supérieur de la magistrature,

Vu les dénonciations adressées par le garde des sceaux, ministre de la justice, les 31 juillet 2003 et 2 octobre 2003 et les pièces annexées ainsi que les transmissions complémentaires des 14 octobre 2003 et 15 mars 2004, saisissant le conseil de discipline des magistrats du siège de faits motivant des poursuites disciplinaires contre M. X, vice-président au tribunal de grande instance ;

Vu la décision du 9 juillet 2003 par laquelle le Conseil supérieur de la magistrature a interdit temporairement à M. X l’exercice de ses fonctions de vice-président au tribunal de grande instance de …, jusqu’à décision définitive sur les poursuites disciplinaires ;

Vu l’ordonnance du 5 septembre 2003, désignant M. Claude Pernollet en qualité de rapporteur et ses rapports datés du 2 février 2004 et 10 janvier 2006 ;

Vu la décision du 30 avril 2004 par laquelle le Conseil supérieur de la magistrature a sursis à statuer sur les dénonciations du ministre de la justice, jusqu’à plus ample informé, en ce qui concerne les fautes remontant à une période comprise entre 1989 et 1991 et, s’agissant de celles datées du mois de juillet 1994, jusqu’à ce qu’il ait été définitivement statué sur les poursuites pénales engagées contre M. X du chef d’agressions sexuelles sur mineurs de 15 ans, a dit qu’il sera procédé à un supplément de l’instruction disciplinaire sur les faits commis entre 1989 et 1991 et a maintenu l’interdiction temporaire d’exercice des fonctions ;

Vu la lettre du 30 avril 2004 par laquelle le premier président de la Cour de cassation a demandé au garde des sceaux, ministre de la justice, de faire procéder par le service de l’inspection générale des services judiciaires à toutes vérifications utiles sur les agissements imputés à M. X, alors juge des enfants au tribunal de grande instance de … et le rapport de l’inspection générale des services judiciaires transmis le 25 janvier 2005 au président du conseil de discipline ;

Vu la décision du tribunal correctionnel de … du 31 mai 2005 et l’arrêt de la cour d’appel de … du 2 novembre 2005 déclarant M. X coupable du délit d’agressions sexuelles sur des mineurs de quinze ans, par ascendant ou personne ayant autorité, le condamnant à un an d’emprisonnement avec sursis et lui interdisant, à titre définitif, une activité professionnelle ou bénévole impliquant un contact habituel avec des mineurs ;

Vu les lettres des 17 novembre 2005 et 23 janvier 2006, par lesquelles M. X désigne Me …, avocat au barreau du …, comme seul défenseur ;

Vu l’article 57 de l’ordonnance précitée n° 58-1270 du 22 décembre 1958, modifié par l’article 19 de la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu le mémoire établi par … daté du 31 janvier 2006 et ses annexes ainsi que la note lue et déposée par …, le 1er février 2006 ;

I - Sur la récusation de M. Pernollet

Attendu qu’aux termes des conclusions produites le 31 janvier 2006, M. X récuse M. Pernollet, à qui il reproche d’avoir manqué à l’impartialité en refusant de le confronter avec …, ancienne responsable du service éducatif auprès du tribunal pour enfants de … et …, procureure de la République près le tribunal de grande instance de …, précédemment substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de … ;

Qu’à l’audience, M. Pernollet s’est opposé à la récusation en exposant les motifs, déjà énoncés dans son rapport, pour lesquels il n’avait pas procédé aux confrontations demandées ;

Attendu qu’après en avoir délibéré, hors la présence de M. Pernollet, le Conseil a rejeté la requête en récusation, en considérant que ne pouvait fonder un grief de partialité l’abstention du rapporteur de procéder à de nouvelles auditions contradictoires de … justifiée par le refus de la première de s’y prêter et, pour la seconde, par l’inutilité de cette mesure, alors surtout que ni l’une ni l’autre ne sont témoins directs des faits imputés à M. X et que l’une et l’autre avaient déjà été entendues à plusieurs reprises au cours de l’enquête ;

II - Sur les poursuites disciplinaires

Après avoir entendu M. Léonard Bernard de la Gatinais, directeur des services judiciaires du ministère de la justice, M. Pernollet donner lecture de son rapport, M. X en ses explications et moyens de défense, Me … en sa plaidoirie, M. X ayant eu la parole en dernier ;

Attendu que le conseil de discipline est saisi à l’encontre de M. X, d’une part, d’un comportement répréhensible à l’égard de mineurs manifesté à l’occasion de l’exercice de ses fonctions de juge des enfants au tribunal de grande instance de … entre 1989 et 1991, d’autre part d’attouchements sur deux autres enfants, au cours de l’été 1994, dans un centre de vacances dont il était directeur et de pressions exercées sur eux pour les contraindre à retirer leurs accusations ;

Attendu, sur le premier grief, qu’il résulte des pièces annexes à la saisine du Conseil et notamment des procès-verbaux d’une enquête de police que, juge des enfants au tribunal de grande instance de … entre 1989 et 1991, M. X a, de manière réitérée, entraîné dans un local d’archives des mineurs convoqués à son cabinet pour les contraindre à se dévêtir sous le prétexte de les fouiller ;

Que le caractère répété et clandestin de tels agissements est attesté par les déclarations des greffières en fonction à l’époque au tribunal pour enfants de … l’une, …, l’ayant surpris alors qu’il sortait du local d’archives en compagnie d’un adolescent, l’autre l’ayant découvert face à un enfant qui se revêtait, au moment où elle revenait fortuitement à son bureau à l’heure de déjeuner ; que cette dernière ajoute avoir constaté que les parents attendaient dans le bureau du juge pendant qu’il fouillait leur fils dans une pièce voisine et, qu’une fois encore, le juge s’était emparé sans raison de la clé du local d’archives ; que l’une et l’autre confient que les habitudes de M. X à l’égard des mineurs étaient connues dans l’environnement du tribunal pour enfants et avaient été portées à la connaissance du président de la juridiction et du procureur de la République ;

Attendu que trois personnes, suivies au cabinet de M. X et se disant victimes de semblables agissements ont été retrouvées et entendues ; que l’un d’eux, …, né en 1971 et placé par le juge en foyer entre 1989 et 1990, a précisé qu’à cette époque, très souvent convoqué seul au palais, il était entraîné par M. X dans la salle d’archives où, enfermé avec lui et sous la crainte d’être placé en détention, il était obligé de se dévêtir devant lui, et que le magistrat s’était même livré à une tentative d’attouchement ; qu’un autre, …, né en 1972, a déclaré avoir à deux reprises été attiré dans une pièce voisine du bureau du juge où il avait été victime des mêmes faits, celui-ci lui demandant ensuite de se baisser en écartant les fesses ; qu’un troisième, …, également né en 1972, dit aussi avoir été plusieurs fois invité à se déshabiller dans le cabinet du juge en fin d’après-midi après la fermeture des services, pour essayer des vêtements neufs et avoir été victime d’une tentative d’attouchement un soir où le magistrat le raccompagnait chez lui en voiture ;

Que M. X admet avoir contraint, chacun à deux reprises, … et … à se dénuder, mais prétend avoir ainsi procédé, sans intention sexuelle, dans le seul but de pratiquer sur eux des fouilles auxquelles il croyait avoir le pouvoir de procéder pour rechercher des stupéfiants ou des objets volés ; qu’il tient en revanche pour fantaisistes les allégations de … ;

Attendu que, selon la même enquête du 17 avril 1992, lors d’une audience du tribunal pour enfants présidé par M. X, la mère d’un mineur, … poursuivi pour une infraction sexuelle, a révélé que, quelques mois plus tôt, le 24 juillet 1991, lors de l’instruction de l’affaire, ce même juge, en s’isolant dans son cabinet, avait fait déshabiller son fils pour s’assurer qu’il était impubère ; que M. X, qui ne conteste pas la réalité de l’incident, affirme toutefois que c’est la mère qui, soudainement, avait dévêtu l’enfant devant lui ;

Attendu qu’à la suite de ce dernier événement, M. X a, le 4 décembre 1992, été reçu par le premier président de la cour d’appel de … et incité par lui, comme il l’avait été par le président de grande instance de …, à solliciter une mutation qu’il a formalisée par lettre du 4 décembre 1992, et qui a été satisfaite par décret du 10 août 1994 le nommant juge au tribunal de grande instance de … ;

Attendu, sur le second grief, qu’aux termes d’un arrêt de la cour d’appel de … prononcé le 2 novembre 2005, M. X, au cours d’une nuit de la fin du mois de juillet 1994, sous une tente dortoir, dans un centre de vacances à … dont il était directeur, s’est livré à des attouchements de nature sexuelle sur deux enfants, …, alors âgés respectivement de 13 et 12 ans ;

Que M. X, qui conteste avoir commis les infractions pour lesquelles il a été condamné et a formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel, soutient que le Conseil qui, par sa décision du 30 avril 2004, a sursis jusqu’à ce qu’il soit définitivement statué sur les poursuites pénales engagées contre lui du chef d’agressions sexuelles sur mineurs de 15 ans, doit pour se prononcer sur les poursuites disciplinaires, attendre l’achèvement de l’instance pénale encore pendante devant la chambre criminelle de la Cour de cassation ;

Mais attendu que, par décision du 30 avril 2004, le conseil a différé la décision disciplinaire jusqu’à ce que la juridiction pénale se soit définitivement prononcée sur la matérialité des faits objets des poursuites en cours ; que tel étant le cas de l’arrêt précité, il n’y a lieu d’attendre que la Cour de cassation juge le pourvoi formé contre cet arrêt ;

Que selon la décision pénale précitée, la preuve des abus sexuels imputés à M. X réside tout à la fois dans les déclarations des deux victimes relatives aux faits eux-mêmes et dans ses propres réactions ayant consisté, lorsqu’ils lui ont été révélés le lendemain et en dépit de l’émotion créée par des accusations des victimes, à exercer sur elles des pressions et des violences au moins verbales en invoquant son expérience de juge des enfants pour les contraindre à retirer leurs dénonciations, puis en dépit de la gravité des faits ainsi dénoncés, à s’abstenir d’en informer les services de police aussi bien que le comité central d’entreprise de …, organisateur du centre de vacances ; que le juge pénal a enfin fondé sa conviction sur l’attitude perturbée des deux mineurs après leur retour dans leur famille ;

Qu’apprenant les faits révélés par les enfants et informé que M. X avait eu, au cours du même séjour, une attitude violente et incontrôlée à l’égard d’autres mineurs en vue de découvrir l’auteur d’un vol, le responsable du comité central d’entreprise de … après avoir procédé à une enquête interne, lui a annoncé, dès le mois d’octobre 1994, qu’il serait écarté de l’encadrement de centres de vacances dépendant du comité ; que, sans protester contre cette exclusion, a néanmoins persisté à se livrer à de telles activités pour le compte d’autres organismes ;

Qu’après avoir prétendu que les abus sexuels dont se plaignaient les enfants étaient imaginaires, affirmé que l’adulte initialement accusé était son adjoint M. X soutient que les soupçons se sont tardivement orientés sur lui par l’effet d’une rumeur propagée dans l’intention de lui nuire depuis les services éducatifs du tribunal pour enfants de … et insinue désormais qu’un des deux enfants qui l’accusent a pu se livrer à des attouchements sur l’autre ;

Attendu qu’à s’en tenir aux actes dont il ne nie pas la réalité, il est avéré que M. X a de manière répétée abusé de l’autorité de ses fonctions pour s’isoler avec des mineurs soumis à sa juridiction et les contraindre à se dévêtir devant lui ; qu’en dépit de l’invraisemblance des justifications qu’il donne de telles fouilles, dépourvues du moindre support légal, et alors qu’aucun juge des enfants ne peut croire qu’il dispose d’un tel pouvoir, il a refusé de prendre conscience de la perversité de ses pratiques et d’en mesurer tant la gravité que les conséquences sur les jeunes victimes ; qu’au contraire, malgré la réprobation puis les mises en garde réitérées de son entourage professionnel et les conseils amicaux de personnes informées de son comportement, il a persisté à nier son appétence pour de tels actes dont le caractère sexuel n’a échappé ni à certaines victimes ni à ses proches collaborateurs ; que, même après les événements de l’été 1994 qui ont motivé son éviction des centres du comité central d’entreprise de … il a continué à rechercher la proximité des mineurs en dirigeant d’autres centres pendant ses congés ;

Qu’au surplus, hors tout contexte judiciaire, il s’est prévalu de l’autorité attachée à sa qualité de magistrat pour étouffer la dénonciation de mineurs déclarant être victimes d’abus sexuels afin d’éviter le déclenchement d’une enquête de police sur les faits sérieusement allégués par des enfants placés sous sa responsabilité et même d’en rendre compte aux organisateurs du centre de vacances auxquels il était subordonné ;

Attendu que, contrairement à ce que soutient M. X, la mise en garde verbale effectuée en 1990 par le président du tribunal de grande instance de …, à la suite de la révélation des actes commis au sein de cette juridiction, n’est pas assimilable à l’avertissement prévu par l’article 44 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, lequel, d’ailleurs, ne pourrait faire obstacle à l’engagement de poursuites disciplinaires pour les mêmes faits ; que, pas davantage, la mutation qu’il a obtenue sur sa demande ne peut être regardée comme une sanction disciplinaire, même s’il a été invité à la solliciter par le chef de cour sous l’autorité duquel il était placé ;

Attendu que les agissements commis entre 1989 et 1991, violemment attentatoires à la dignité et à la moralité des mineurs confiés à sa juridiction, caractérisent des manquements graves et habituels à l’honneur et à la dignité du magistrat ; qu’il en est de même pour les faits commis en 1994, tels qu’ils sont matériellement constatés par le juge pénal ; qu’un tel comportement a porté une atteinte profonde à l’autorité de la justice et à la confiance placée en elle ;

Attendu que la gravité de ces fautes successives justifie le prononcé de la sanction de révocation sans suspension des droits à pension prévue par le 7° de l’article 45 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 ;

Par ces motifs,

Statuant en audience publique le 1er février 2006,

Rejette la requête en récusation formée contre M. Claude Pernollet ;

Statuant en audience publique le 1er février 2006, pour les débats et le 7 février 2006, date à laquelle la décision a été rendue,

Prononce à l’encontre de M. X la sanction de la révocation sans suspension des droits à pension prévue par l’article 45, 7° de l’ordonnance du 22 décembre 1958.