Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège
Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni à la Cour de cassation comme conseil de discipline des magistrats du siège, pour statuer sur les poursuites disciplinaires engagées par M. le premier président de la cour d’appel de G contre M. X, vice-président au tribunal de grande instance de V, chargé du service du tribunal d’instance de W, sous la présidence de M. Guy Canivet, premier président de la Cour de cassation ;
Vu les articles 43 à 58 modifiés de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
Vu les articles 18 et 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature, modifiée par la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994, relatif au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu la dépêche du premier président de la cour d’appel de G du 14 janvier 2004, dénonçant au Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline, des faits motivant des poursuites disciplinaires à l’encontre de M. X, vice-président au tribunal de grande instance de V, chargé du service du tribunal d’instance de G, ainsi que les pièces jointes à cette dépêche ;
Sur le rapport de M. Vincent Lamanda, désigné par ordonnance du 26 janvier 2004, dont M. X a reçu copie ;
Après avoir entendu M. Vincent Lamanda donner lecture de son rapport, M. Patrice Davost, directeur des services judiciaires, demander le prononcé d’une sanction de révocation et M. X, assisté de Me Michel Cardix, avocat au barreau de Nice, en ses explications et moyens de défense sur les faits qui lui sont reprochés, M. X ayant eu la parole en dernier ;
Attendu que M. X est poursuivi pour un ensemble de faits qualifiés, selon l’acte de saisine, de « manquements dans sa vie professionnelle et privée par référence aux devoirs de l’état de magistrat, d’atteinte à l’obligation de dignité du magistrat et, enfin, de manquements dans l’exercice de ses fonctions par référence aux impératifs de rigueur professionnelle et d’impartialité objective » ; qu’après s’être fait communiquer le rapport, daté du 16 juin 2003, de la mission effectuée au tribunal de grande instance de J par l’inspection générale des services judiciaires, le rapporteur a procédé à l’audition du magistrat en cause et des témoins utiles et s’est fait communiquer les doubles de procédures, évoquées dans la dénonciation et définitivement jugées, qu’il a annexées à l’enquête disciplinaire ;
Attendu, en premier lieu, que l’acte de saisine reproche à M. X d’avoir entretenu des relations durables avec M. Y, impliqué dans des affaires pénales instruites par lui alors qu’il était en fonction au tribunal de grande instance de V ;
Qu’il résulte de l’enquête disciplinaire que M. X a, entre 1988 et 2001, en dehors de tout cadre procédural, rencontré à de multiples reprises M. Y qu’il avait connu dans l’exercice de ses fonctions de juge d’instruction au tribunal de grande instance de V en l986, notamment à l’occasion d’une affaire suivie contre lui pour trafic d’influence, et dont M. X ne pouvait ignorer ni la personnalité décrite comme dangereuse dans le dossier de renseignements alors constitué, ni les antécédents inquiétants, le train de vie dispendieux en dépit d’activités mal définies, les ressources d’origine inconnue, les comptes bancaires étrangers enregistrant d’importants mouvements de fonds et les relations avec des personnes appartenant à la criminalité organisée ; qu’en dépit de ces indices d’alerte précis, non ignorés de ses collègues ayant eu à traiter les multiples dossiers concernant M. Y, M. X a, en particulier, reçu à plusieurs reprises l’intéressé au palais de justice de ... pour des entretiens personnels destinés à lui prodiguer conseils et assistance pour la restitution d’une caution d’un montant de 1 500 000 francs au versement de laquelle il l’avait lui-même astreint, allant même jusqu’à lui donner des avis sur les affaires douteuses dont il l’entretenait ; qu’il s’est encore rendu, avec sa compagne, avocate au barreau de V, à des invitations au restaurant pour des rencontres privées avec M. Y et son épouse ; qu’enfin, la nature de leurs liens a pu laisser croire aux frères Z, supposés appartenir à une organisation criminelle, qu’un pacte de corruption avait été conclu, aux termes duquel M. X devait, contre remise d’une somme d’argent versée par l’intermédiaire de M. Y, effacer les condamnations figurant au casier judiciaire de l’un d’eux et que spécialement prévenu de ces graves allégations, par M. Z et un tiers, M. A, se disant témoin de la remise à M. Y des fonds qui lui étaient destinés, M. X s’est abstenu de toute dénonciation et d’en informer son chef de juridiction ;
Que ces faits caractérisent des manquements graves, tout à la fois, à l’obligation de prudence que doit respecter tout juge à l’égard des personnes poursuivies dans des affaires soumises à sa juridiction, à la dignité, au regard des circonstances particulières de cette relation donnant l’apparence d’une compromission de M. X, avec une personne liée au milieu du banditisme, enfin, à la loyauté, M. X s’étant abstenu d’informer son chef de juridiction d’une imputation précise de corruption le concernant ;
Attendu, en second lieu, que l’acte de saisine reproche à M. X une amitié notoire avec M. B ancien maire de H, impliqué dans de multiples procédures pénales ;
Que, tout en minimisant la proximité amicale de ses relations avec M. B cependant notoire aux yeux de ses collègues, M. X admet néanmoins que celui-ci a assisté à sa réception à la Grande loge nationale de France en 1991 ; que M. X reconnaît, en outre, avoir continué à le fréquenter jusqu’en 1996, date de la mise en examen de l’élu par un juge d’instruction de I, manifesté à son égard des signes convenus d’amitié comme l’embrassade et le tutoiement, appartenu à la même loge que son directeur de cabinet impliqué dans les mêmes délits, su que sa propre compagne avait des liens suffisamment étroits avec M. B, avec lequel elle était, par ailleurs, en relations d’affaires, pour lui rendre une visite amicale en détention ; qu’il est cependant avéré que, lorsque, au printemps 1998, le président du tribunal de grande instance de J lui a fait part de son intention de le désigner en sa qualité de doyen des juges d’instruction pour instruire le dossier de corruption suivie contre M. B, après dessaisissement du juge d’instruction de V, M. X s’est abstenu de révéler à son chef de juridiction l’existence de ces liens dont il admet qu’ils faisaient obstacle à sa désignation, tout en assurant avoir pris la précaution de se dégager provisoirement de son appartenance maçonnique, et que c’est finalement le président du tribunal qui, ayant appris de l’autorité administrative la familiarité de M. X avec la personne poursuivie, a décidé de confier le dossier à un autre juge ;
Qu’un tel comportement caractérise, à tout le moins, un manquement à l’obligation de loyauté à l’égard de son chef de juridiction ;
Attendu, en troisième lieu, que l’acte de saisine reproche à M. X ses relations avec un proche du président du conseil général de J, M. C, alors qu’il instruisait à la même époque un dossier portant sur des infractions de favoritisme visant ce responsable territorial ;
Qu’au cours de l’instruction disciplinaire, tout en contestant, en dépit du témoignage d’un avocat qui dit y avoir assisté, avoir eu, dans le cadre de rencontres amicales, des entretiens rassurants avec M. C sur l’affaire en cours qui le concernait et avoir bénéficié de séjours offerts dans une station de sports d’hiver dirigée par le fils de celui-ci, M. C, M. X a néanmoins concédé avoir continué à entretenir des relations amicales avec ce dernier durant l’instruction de l’affaire suivie contre son père ; qu’un tel comportement a fait croire, notamment lors de l’audience publique consacrée au dossier, à une certaine complaisance ;
Qu’il caractérise un manquement à l’obligation de prudence que doit respecter tout juge dans ses relations avec les proches de personnes poursuivies dans les dossiers qu’il a à connaître ;
Attendu, en quatrième lieu, que l’acte de saisine reproche à M. X d’avoir fait intervenir en sa faveur un avocat au barreau de sa juridiction auprès d’un membre du gouvernement pour tenter d’obtenir une mutation en avancement ;
Qu’il n’est pas contesté que M. X a, durant l’été 1998, demandé à Me K, avocat au barreau de J, à qui il a remis un curriculum vitae, de faire intervenir son beau-frère, membre du gouvernement, auprès du ministre de la justice, en vue d’obtenir une promotion en qualité de procureur général à M, puis une seconde fois, au mois d’avril 1999, pour le poste de président du tribunal de grande instance de N ; que ces démarches, attestées par les lettres conservées et produites par Me K, contraires aux dispositions de l’article 2 du décret du 10 janvier 1935 qui prohibe toute intervention au profit d’un magistrat autre que celle émanant de son supérieur hiérarchique, ont, en outre, été de nature à réduire son autorité et son indépendance à l’égard d’un auxiliaire de justice appelé à intervenir dans des procédures instruites à son cabinet ;
Qu’un tel abandon par le juge de sa propre indépendance est contraire à la dignité ;
Attendu, en cinquième lieu, que l’acte de saisine reproche à M. X d’avoir procédé à des auditions de personnes mises en examen, sans respecter les règles procédurales qui garantissent la transparence des actes et interventions du juge d’instruction, en particulier, d’avoir, dans une affaire d’infraction à la législation sur les stupéfiants où le nom d’un magistrat du tribunal de grande instance de J avait été cité comme consommateur par l’une au moins des personnes mises en examen et incarcérées, fait procéder à l’extraction de deux mis en examen pour les recevoir séparément à son cabinet, sans leurs avocats respectifs et sans qu’aucun procès-verbal n’ait été dressé, l’un des détenus ayant été libéré le lendemain de cette rencontre ;
Que M. X admet qu’ayant appris, par leurs avocats respectifs, que les mis en examen, M. D et M. E, détenus dans un trafic de stupéfiants intéressant de nombreuses personnalités ..., voulaient mettre en cause une de ses collègues, juge d’instruction à J, il ne se souvenait pas avoir fait extraire le premier, qui lui a toutefois écrit à cette fin, et avoir eu avec lui un entretien officieux, hors la présence de son conseil, mais gardait, en revanche, le souvenir d’un tel entretien hors procédure avec M. E, qui avait tenté d’obtenir sa mise en liberté contre son silence sur les faits intéressant un magistrat ; qu’il ajoute avoir refusé le marché qui lui était ainsi proposé mais aussitôt libéré l’intéressé pour toutes autres raisons ; que cette circonstance, rapprochée, d’une part, du fait que M. X, qui s’est abstenu d’informer le président de la juridiction des faits graves imputés à l’un de ses collègues, n’en a prévenu que de manière informelle l’un des magistrats du parquet et, d’autre part, de ce que les éléments permettant d’établir l’implication de ce magistrat n’ont pas été vérifiés, donne à croire, ainsi que n’ont pas manqué de le faire les détenus concernés, leurs compagnons de détention et leurs avocats, à une complaisance pour éviter qu’apparaisse dans la procédure le nom du juge mis en cause ;
Qu’un tel comportement caractérise un relâchement grave dans les pratiques professionnelles et est contraire aux obligations de diligence et de loyauté ;
Attendu, en sixième lieu, que l’acte de saisine relève que dans le cadre de l’une des procédures d’instruction préalables suivies au tribunal de grande instance de J, ayant trait à la gestion de l’office public d’habitation de J pour la plupart au cabinet de M. X, il était apparu aux services de police chargés des investigations que des infractions de trafic d’influence et d’abus de confiance pouvaient être reprochées au président de l’office, M. F, sénateur, mais que celui-ci, convoqué en cours d’enquête, avait fait savoir qu’il souhaitait s’expliquer devant le magistrat instructeur ; que le président de l’office devait être finalement reçu par M. X le 26 septembre 1997, qu’il lui avait remis des documents sans que ses déclarations soient enregistrées par procès-verbal et qu’à la suite de cette rencontre plusieurs employés de l’office avaient été renvoyés devant le tribunal correctionnel pour trafic d’influence, tandis que certains faits relatifs à une opération litigieuse imputée au président de l’office lui-même (vente d’appartement à bas prix) faisaient l’objet d’un non-lieu partiel ;
Que, sans avoir à examiner le fond de la procédure pénale et sa relation avec une instance civile portant sur les mêmes faits, il résulte des explications fournies par M. X lequel conteste avoir eu des relations personnelles avec M. F, que, prévenu par les services de police, le 25 mai 1996, que celui-ci refusait d’être entendu dans le cadre de l’enquête sur commission rogatoire portant sur des faits de détournement de fonds publics susceptibles de lui être imputés et demandait à l’être par le juge d’instruction lui-même, M. X n’a pas ensuite convoqué l’intéressé, lequel s’est présenté inopinément et de sa propre initiative, quinze mois plus tard, le 26 septembre 1997, à son cabinet alors qu’une audition était en cours et lui a remis de nombreuses pièces, que, sans autre forme, M. X a jointes au dossier d’instruction et au seul examen desquelles il a décidé, sans entendre M. F, de prononcer un non-lieu sur l’infraction qui lui était imputable ;
Qu’à tout le moins une telle pratique, consistant à différer puis à s’abstenir d’entendre par procès-verbal une personne à l’encontre de laquelle il était expressément saisi de faits susceptibles de revêtir une qualification pénale, caractérise un manquement à la rigueur professionnelle ;
Attendu que, en septième lieu, l’acte de saisine reproche à M. X d’avoir siégé au tribunal correctionnel de … lors d’une audience où a été jugé un avocat au barreau de J poursuivi pour fraude fiscale et avec lequel il entretenait de notoires liens d’amitié ;
Qu’il est vérifié que M. X, remplaçant une collègue empêchée, a siégé au tribunal correctionnel de J le 26 septembre 1997, pour le jugement de Me L, avocat au barreau de J, poursuivi pour fraude fiscale ; qu’un supplément d’information lui a été confié au vu duquel, le 26 juin 1998, le prévenu a été partiellement relaxé pour un chef de prévention mais condamné pour les autres à une peine de dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis ; que sur l’appel de l’administration des impôts, la cour d’appel de G a réformé le jugement sur la relaxe partielle et retenu l’ensemble des infractions poursuivies, tout en maintenant les peines prononcées ; que le pourvoi en cassation formé contre ce jugement par Me L a été rejeté le 10 mai 2001 ; que s’il ne peut être affirmé que M. X s’est volontairement désigné pour compléter le tribunal, ses relations notoires d’amitié avec Me L, attestées par plusieurs de ses collègues en dépit de ses dénégations, auraient manifestement dû lui imposer de se déporter ;
Qu’ainsi que l’ont apprécié ses collègues du siège et du parquet qui ont connu le dossier, heurtés par son attitude, un tel comportement constitue à tout le moins un manquement à l’obligation de prudence et de neutralité qui s’impose au juge ;
Attendu que, sans qu’il y ait lieu d’aborder les autres faits dénoncés, les violations graves et répétées aux obligations de prudence, de diligence, de neutralité, de loyauté et de rigueur professionnelle révélées à l’examen des sept griefs retenus, toutes contraires à l’honneur et à la considération et ayant porté atteinte à l’autorité de la justice, montrent que M. X a perdu les repères éthiques indispensables à l’exercice des fonctions de magistrat en même temps que tout crédit juridictionnel à l’égard des auxiliaires de justice et des justiciables ; que de tels manquements doivent être sanctionnés par la mise à la retraite d’office ;
Par ces motifs,
Le Conseil, après en avoir délibéré hors la présence de M. Vincent Lamanda ;
Statuant en audience publique le 14 octobre 2004, pour les débats et le 29 octobre 2004, date à laquelle la décision a été rendue ;
Prononce à l’encontre de M. X la sanction de la mise à la retraite d’office prévue par l’article 45, 6°, de l’ordonnance du 22 décembre 1958.