Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège

Date
03/02/1994
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir d'impartialité, Manquement au devoir de neutralité, Manquement au devoir de probité (obligation de préserver la dignité de sa charge), Manquement au devoir de probité (devoir de maintenir la confiance du justiciable envers l’institution judiciaire)
Décision
Interdiction temporaire de l'exercice des fonctions
Mots-clés
Vie privée (relations intimes)
Arme
Violence
Injure
Image de la justice
Impartialité
Neutralité
Probité
Dignité
Institution judiciaire (confiance)
Interdiction temporaire de l'exercice des fonctions
Juge
Fonction
Juge au tribunal de grande instance
Résumé
Répétition d’altercations avec un justiciable, mari de la maîtresse du magistrat. Absence de déport dans des affaires mettant en cause ladite maîtresse
Décision(s) associée(s)

Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni comme conseil de discipline des magistrats du siège, et siégeant à la Cour de cassation, sous la présidence de M. Pierre Drai, premier président de la Cour de cassation ;

Vu l’article 50 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifié par la loi organique n° 92-189 du 25 février 1992 ;

Vu la dépêche de M. le ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, du 5 janvier 1994, proposant au Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline, d’interdire temporairement à M. X, juge au tribunal de grande instance de V, l’exercice de ses fonctions ;

Vu l’avis de M. le premier président de la cour d’appel de V du 20 décembre 1993 ;

Après avoir entendu :
- M. Weber, directeur des services judiciaires au ministère de la justice,
- M. X et son conseil, Maître Patou, avocat au barreau de Paris, M. X ayant eu la parole le dernier ;

Attendu que, du dossier soumis au Conseil et des débats, résultent les faits suivants :

Par jugement du 15 janvier 1993, dans une procédure de redressement judiciaire visant la Société Lady Créole, exploitant un restaurant du même nom et dont les époux Y étaient les co-associés, le tribunal mixte de commerce de V, présidé par M. X, a ordonné la cession totale de l’établissement au profit d’une SARL en formation et qui a eu pour associés M. Z et Mme Y ;

Après cette décision, M. X a entretenu, avec Mme Y, « sa justiciable », des relations « d’ordre affectif », qui ont suscité des incidents graves entre M. X et M.Y, époux de Mme Y, incidents dont la matérialité n’est pas contestée ;

C’est ainsi que :

1 - Dans la nuit du 5 au 6 février 1993, un véhicule, dans lequel avaient pris place M. X et Mme Y, était, après une poursuite, choqué volontairement par un véhicule conduit par M. Y ; il s’ensuivait une très vive altercation, au cours de laquelle M. X exhibait une arme à feu afin de « calmer » M. Y ; l’intervention des services de police permettait d’éviter des heurts physiques ;

2 - le 2 août 1993, alors que M. X se trouvait au domicile de Mme Y, M. Y faisait irruption dans l’appartement et portait plusieurs coups de poing au visage de M. X, lequel, après avoir tenté d’alerter le voisinage en tirant un coup de feu par la fenêtre, se dégageait en menaçant M. Y de son revolver ;

3 - le 20 septembre 1993, M. X et M. A, administrateur judiciaire, s’arrêtaient au restaurant Lady Créole pour y déjeuner ; ils étaient alors violemment pris à parti par M. Y, lequel traitait publiquement le magistrat de « juge ripoux, escroc et mafieux » et accusait M. A d’être son complice ; ceux-ci quittaient les lieux, après que M. Y eut porté un coup de pied à M. X ;

4 - Dans la nuit du 28 au 29 septembre 1993, M. X prenait l’initiative de téléphoner à M. Y pour lui indiquer que sa femme se trouvait au domicile d’un certain Alocha, identifié par la suite comme étant M. B ; M. Y s’y précipitait et s’introduisait dans l’appartement de M. B ; il cassait des vitres et exerçait des violences sur sa femme ;

M. X expliquait alors que, devant le danger représenté par les manifestations d’hostilité de M. Y à son endroit, il avait consulté un de ses amis, psychiatre, qui lui avait suggéré de détourner l’attention de celui-ci sur un tiers ; M. X avait alors eu l’idée de profiter du séjour de Mme Y au domicile de M. B pour polariser l’agressivité de M. Y sur ce dernier ;

Il convient de relever que le président du tribunal de grande instance de V et le premier président de la cour d’appel de V ont, à diverses reprises, appelé l’attention de M. X sur les conséquences éventuelles de son attitude et de son comportement, notamment quant à l’exercice de ses fonctions de juge ;

Sur quoi,

Attendu que la mesure d’interdiction temporaire, par le caractère irrémédiable de ses conséquences, ne peut être prescrite qu’autant que des faits d’évidence incontestable ou scandaleuse sont d’ores et déjà rapportés en preuve à la charge de celui qui les aurait commis ;

Attendu que, par les incidents ci-dessus relevés et les interventions dans la vie du couple Y, qui ont suscité une publicité directe ou indirecte et qui ont nécessité l’intervention répétée des services de police ou de gendarmerie, placés sous l’autorité des magistrats, M. X s’est mis, de sa propre et seule initiative dans une position relevant du grotesque et du « mauvais théâtre » ;

Que, par ailleurs, il a été mis en garde à plusieurs reprises à propos de ses comportements ;

Que ceux-ci, même s’ils visent des aspects de la vie privée, n’en ont pas moins un retentissement à l’extérieur, dans la mesure où ils portent atteinte à l’image de celui qui est appelé à juger autrui et, par voie de conséquence, à l’institution judiciaire elle-même ;

Que leur auteur ne peut ainsi apparaître, dans son métier de juge et d’arbitre, avec le crédit et la confiance qui doivent lui être nécessairement accordés ;

Attendu qu’il y a urgence, hors tout jugement moral ou simplement moraliste, à faire cesser une situation de fait que M. X a laissé sciemment s’établir et se développer, et qui risque encore de s’aggraver, sous réserve de ce qui sera retenu, le cas échéant, au titre de la faute disciplinaire ;

Par ces motifs,

Décide d’interdire temporairement à M. X l’exercice de ses fonctions ;

Dit que cette interdiction cessera, de plein droit, de produire ses effets si, à l’expiration d’un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision, le Conseil supérieur de la magistrature n’a pas été saisi par le garde des sceaux, ministre de la justice, dans les conditions prévues à l’article 50-1 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 relative au statut de ta magistrature ;

Dit que copie de la présente décision sera adressée à M. le premier président de la cour d’appel de V.