Le Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet

Date
22/01/2019
Qualification(s) disciplinaire(s)
Atteinte à l'image de la justice, Manquement au devoir de loyauté à l’égard des supérieurs hiérarchiques
Avis
Déplacement d'office
Mots-clés
Loyauté
Probité
Dignité
Rigueur
Image de la justice
Fonction
Substitut du procureur de la République
Résumé
Le comportement par lequel un magistrat s’abstient d’informer sa hiérarchie concernant sa situation financière obérée, après sa nomination en qualité de substitut du procureur, alors qu’il ne pouvait ignorer qu’il n’était plus en mesure de faire face à ses engagements, que le montant des sommes en jeu ne pouvait manquer de donner lieu à des réclamations de la part de ses créanciers et l’exposait à des procédures judiciaires ou administratives et que cette situation était de nature à le fragiliser dans l’exercice de ses fonctions de magistrat et, partant, de fragiliser l’institution et le service de la justice, s’analyse comme un manquement au devoir de loyauté.

CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE

Formation compétente à l'égard des magistrats du parquet

 

AVIS MOTIVÉ

sur les poursuites disciplinaires engagées contre Mme X, substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de xxxxx

 

Dans la procédure mettant en cause :

Mme X

Substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de xxxxx

La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l'égard des magistrats du parquet, statuant en matière disciplinaire,

Sous la présidence de :

M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, président de la formation,

En présence de :

M. Jean Danet

Mme Soraya Amrani-Mekki

M. Georges-Eric Touchard

Mme Dominique Pouyaud

Mme Evelyne Serverin

M. Guillaume Tusseau, Mme Paule Aboudaram,

M. Yves Robineau,

M. Didier Boccon-Gibod

M. Jean-Marie Huet

M. Vincent Lesclous

M. Raphaël Grandfils

M. François Thévenot

M. Richard Samas-Santafé

Mme Virginie Valton

Membres du Conseil,

Assistés de M. Daniel Barlow, secrétaire général,

 

Vu l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée portant loi organique relative au statut de la magistrature, notamment ses articles 43 à 66 ;

Vu la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 modifiée sur le Conseil supérieur de la magistrature, notamment son article 19 ;

Vu le décret n° 94-199 du 9 mars 1994 modifié relatif au Conseil supérieur de la magistrature, notamment ses articles 40 à 44 ;

Vu la dépêche du garde des Sceaux du 31 juillet 2018 et les pièces annexées, saisissant le Conseil supérieur de la magistrature pour avis sur les poursuites disciplinaires diligentées à l'encontre de Mme X ;

Vu l'ordonnance du 3 septembre 2018 désignant M. François Thévenot, membre du Conseil, en qualité de rapporteur ;

Vu les dossiers disciplinaire et administratif de Mme X, préalablement mis à sa disposition ainsi qu'à celle de son conseil ;

Vu l'ensemble des pièces jointes au dossier au cours de la procédure, que Mme X et son conseil ont pu consulter ;

Vu le rapport déposé par M. Thévenot le 11 décembre 2018, dont Mme X a reçu copie ;

Vu la convocation adressée à Mme X le 12 décembre 2018 et sa notification du 24 décembre 2018 ;

Après avoir entendu, lors de l'audience publique du 15 janvier 2019 :

M. Thévenot, en son rapport ;

M. Peimane Ghaleh-Marzban, directeur des services judiciaires, assisté de M. Patrick Gerbault, adjoint au chef du bureau du statut et de la déontologie du ministère de la justice, représentant du garde des Sceaux ;

Mme X, assistée de Mme A, vice-président chargé des fonctions de juge des enfants près le tribunal de grande instance de xxxxx ;

A rendu le présent

AVIS

1. Mme X se voit reprocher par le garde des Sceaux, ministre de la justice, des manquements répétés à fa loyauté pour n'avoir pas révélé à l'institution judiciaire, à ses formateurs et à sa hiérarchie, sa situation financière et fiscale antérieure à son entrée dans la magistrature ainsi que l'engagement de plusieurs procédures judiciaires ou administratives afférentes à cette situation.

 

Lui sont également reprochés des manquements aux devoirs de probité, de rigueur et de dignité, du fait de l'accumulation de dettes et d'emprunts impayés dans un ressort géographique limité, de l'engagement de démarches inadaptées pour faire face à cette situation, en particulier la tentative d'obtenir un prêt auprès d'une ancienne cliente, de l'assignation de la banque émettrice de ses prêts personnels et professionnels déchus pour défaut de paiement, et de la contestation de redressements fiscaux.

Pour le garde des Sceaux, ces manquements sont générateurs d'un risque de nature à compromettre l'exercice de ses fonctions par Mme X. Ils entament le crédit de l'institution et nuisent à la confiance que celle-ci doit en toute circonstance inspirer au justiciable.

2. Il résulte des débats et des pièces versées au dossier qu'après avoir exercé la profession d'avocat pendant douze ans, en dernier lieu dans un exercice individuel qui lui procurait, selon ses déclarations, un revenu moyen de 2000 à 3000 euros mensuels, Mme X a été intégrée dans le corps judiciaire, par la voie du concours complémentaire, en décembre 2015;

Que, dès avant cette date, elle rencontrait d'importantes difficultés financières liées à des engagements contractés tant à titre personnel que pour les besoins de son activité professionnelle ;

Que bénéficiaire d'un prêt bancaire d'un montant de 288 000 euros, pour l'acquisition d'une maison, et d'un prêt de 15 000 euros, pour la réalisation de travaux, elle a cessé d'honorer les mensualités relatives à ces engagements à compter d'août 2015, pour le premier, et de septembre 2015, pour le second ;

Que, pour l'acquisition des locaux dans lesquels elle exerçait son activité d'avocat, elle a créé une SCI afin d'obtenir un prêt bancaire de 350 000 euros, dont les échéances devaient être couvertes par le paiement d'un loyer mensuel 2 300 euros, qu'elle a cessé de régler à compter de septembre 2015;

Qu'elle a enfin obtenu d'une amie, avocate dans un autre ressort, des prêts personnels pour lesquels elle a signé, en février 2015, une reconnaissance de dettes d'un montant de 33 900 euros, dont elle ne pouvait plus honorer les mensualités à compter de mai 2016.

Il est par ailleurs établi que Mme X a, durant la même période, accumulé des dettes fiscales et sociales ;

Qu'elle a cessé d'acquitter, à compter de 2013, la taxe d'habitation et, à compter de 2014, la taxe foncière qui étaient exigibles d'elle ;

Que des manquements déclaratifs ont en outre été relevés, en 2012, 2013 et 2014, concernant la TVA générée par son activité d'avocate, qui ont été à l'origine de rappels pour un montant total de 47 934 euros ;

Que l'administration fiscale lui oppose des manquements déclaratifs au titre de l'impôt sur le revenu pour les exercices 2012 et 2013 qui, quoique contestés, ont donné lieu à un redressement assorti de pénalités de retard pour « volonté délibérée de se soustraire à l'impôt » ;

 

Que des retards dans le paiement de ses cotisations sociales ont enfin motivé deux rôles exécutoires, pour un montant de 1 497 euros, au titre des impayés de 2012, et de 20 555 euros, pour ceux des années 2015 et 2016 régularisés depuis lors.

  1. Face à cette situation, Mme X a dans un premier temps tenté des démarches amiables auprès de ses créanciers, avant d'engager une procédure de surendettement, déclarée irrecevable, puis de déposer une requête en redressement judiciaire, en novembre 2016, devant le tribunal de grande instance de xxxxx.

Elle a en outre exercé des recours contentieux, toujours pendants, d'une part devant le tribunal de grande instance de xxxxx, en responsabilité contre la banque émettrice de ses prêts personnel et professionnel, d'autre part, devant le tribunal administratif de xxxxx puis la cour administrative d'appel de xxxxx, concernant les dettes fiscales dont elle conteste le montant.

  1. Il est constant, et non contesté, que Mme X n'a, à aucun moment, informé l'institution judiciaire et sa hiérarchie des difficultés financières qu'elle rencontrait et des actions afférentes à celles-ci, et qu'elle est restée taisante à ce sujet, tant au moment de son intégration que lors de sa formation probatoire, comme après sa prise de fonctions en qualité de substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de xxxxx.

Cette situation n'a été révélée qu'à la suite de l'engagement de la procédure de redressement judiciaire précitée, qui fut portée à la connaissance de sa hiérarchie, non par Mme X, mais par le procureur général du ressort dans lequel était situé le tribunal saisi.

  1. Il est enfin acquis qu'après avoir reçu d'une ancienne cliente qu'elle avait assistée en qualité d'avocat une somme de 20 000 euros, Mme X a sollicité de cette personne, en avril 2016 — soit après son intégration dans la magistrature un prêt d'un montant de 40 000 euros, sans toutefois obtenir satisfaction.
  2. En droit, il résulte des dispositions de l'article 43 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée que constitue une faute disciplinaire tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité.

L'exercice d'un droit, comme l'engagement d'une procédure ou d'une voie de recours, qu'elle soit administrative ou judiciaire, ne sauraient être regardés comme susceptibles de caractériser une telle faute, sauf les cas de fraude ou d'abus avérés.

En l'espèce, aucun élément versé aux débats ne permet de retenir le caractère frauduleux ou abusif des procédures ou voies de recours engagées par Mme X pour tenter de faire face à ses difficultés financières.

 

Les griefs retenus à son encontre à raison, d'une part, de l'assignation de la banque émettrice de ses prêts personnels et professionnels et, d'autre part, de la contestation de ses redressements fiscaux doivent, en conséquence, être regardés comme non-fondés.

  1. Le Conseil retient par ailleurs, sur l'accumulation de dettes et d'emprunts impayés dans un ressort géographique limité, que si cette situation révèle assurément un manque de prudence et de vigilance de la part de l'intéressée, elle ne caractérise pas, par elle-même, un manquement aux devoirs du magistrat, dès lors qu'il est acquis que les dettes en question trouvent leur origine dans des engagements contractés avant l'intégration de Mme X dans le corps judiciaire et que celle-ci a raisonnablement pu croire être en mesure d'y faire face du fait des espérances suscitées par la possible vente de sa maison.

Le grief qui lui est opposé de ce chef n'apparaît donc pas établi.

  1. L'absence de toute information donnée à sa hiérarchie concernant sa situation financière obérée, après sa nomination en qualité de substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de xxxxx, doit en revanche s'analyser comme un manquement au devoir de loyauté dès lors que :
  • Mme X ne pouvait ignorer, à cette date, qu'elle n'était plus en mesure de faire face à ses engagements ;
  • Le montant des sommes en jeu ne pouvait manquer de donner lieu à des réclamations de la part de ses créanciers et exposait Mme X à des procédures judiciaires ou administratives ;
  • Cette situation était de nature à la fragiliser dans l'exercice de ses fonctions de magistrat et, partant, de fragiliser l'institution et le service de la justice.

Elle se devait d'autant plus de s'ouvrir à son procureur général et à son procureur de ces difficultés que l'occasion lui en avait été donnée lors des entretiens déontologiques qui lui avaient été accordés au moment de sa prise de fonction, son silence les privant alors d'éléments d'information utiles à la détermination des services qu'ils pouvaient être amenés à lui confier.

Il apparaît enfin que, lorsque sa hiérarchie a été informée par le procureur général d'xxxxx de la procédure engagée, Mme X n'a pas évoqué spontanément l'étendue de sa situation.

9. La tentative d'obtention d'un prêt auprès d'une ancienne cliente qu'elle avait connue à l'occasion de son exercice professionnel au barreau caractérise, quant à elle, un manquement au devoir de prudence et de rigueur, dès lors qu'à la date de cette démarche, Mme X savait n'être pas en mesure de rembourser la somme de 40 000 euros qu'elle demandait.

Cette tentative a en outre porté atteinte à l'image de la justice, son interlocutrice connaissant la situation obérée de Mme X, sa qualité de magistrat et ayant porté plainte contre elle.

10. Sans méconnaître les bonnes appréciations portées sur la manière de servir de ce magistrat, les manquements ainsi caractérisés, en considération de leur gravité, des répercussions que la situation de Mme X ne peut manquer d'avoir eu au plan local et de la rupture du nécessaire lien de confiance entre l'intéressée et sa hiérarchie, qu'elle a durant plusieurs mois laissée dans l'ignorance de sa situation, justifient le prononcé d'une mesure de déplacement d'office, son affectation dans une autre juridiction devant être l'occasion d'offrir à ce magistrat un nouvel exercice professionnel structurant.

 

PAR CES MOTIFS,

La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l'égard des magistrats du parquet, statuant en matière disciplinaire,

Après en avoir délibéré à huis-clos, hors la présence du rapporteur,

ÉMET L'AVIS de prononcer à l'encontre de Mme X, substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de xxxxx, la sanction du déplacement d'office prévue au 2° de l'article 45 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée ;

DIT que le présent avis sera transmis au garde des Sceaux et notifié à Mme X par les soins du secrétaire soussigné.

 

Le secrétaire,                                                   Le président,

 

Daniel Barlow                                                  François Molins