Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet
La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet,
Vu l’article 65 de la Constitution ;
Vu l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Vu l’ordonnance modifiée n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiée par les lois organiques n° 94-101 du 5 février 1994 et n° 2001-539 du 25 juin 2001 ;
Vu la requête du 23 octobre 2003 de M. le procureur général près la cour d’appel de W au procureur général soussigné, saisissant la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet, pour avis à donner à M. le garde des sceaux, ministre de la justice, sur des poursuites disciplinaires à l’encontre de M. X, premier procureur de la République adjoint près le tribunal de grande instance de V ;
Vu les dossiers disciplinaire et administratif de ce magistrat mis préalablement à sa disposition ;
Considérant que l’affaire a été mise en délibéré à l’issue de débats qui se sont déroulés publiquement dans les locaux de la Cour de cassation le vendredi 25 juin 2004 et au cours desquels :
M. X a comparu, assisté de Me Antoine Comte, avocat au barreau de Paris, et de M. Jean-Pierre Boucher, magistrat ;
M. le rapporteur a procédé à la lecture de son rapport ;
M. X a été interrogé sur les faits dont le Conseil était saisi et a fourni ses explications, MM. Y, Z, A, B et C ont été entendus à la demande de M. X, et le directeur des services judiciaires a présenté ses observations, Me Comte et M. Boucher ont été entendus en leur défense et M. X a eu la parole le dernier, le principe de la contradiction et l’exercice des droits de la défense ayant ainsi été assurés ;
Considérant que, par la requête ci-dessus visée, le procureur général près la cour d’appel de W a dénoncé le comportement de M. X, premier procureur de la République adjoint près le tribunal de grande instance de V, aux fins de saisine du Conseil supérieur de la magistrature dans sa formation compétente pour la discipline des magistrats du parquet ;
Considérant qu’à la suite de cette dénonciation, le rapporteur désigné a procédé à l’instruction de l’affaire entendant, outre M. X, M. D qui fut procureur de la République de V, de mai 2001 à septembre 2002, M. E., son successeur installé de mai 2001 à septembre 2003, et, à la demande de M. X, Mme F, à l’époque des faits vice-procureur à V, M. G, vice-président au tribunal de grande instance de V, et Mme H, vice-présidente chargée de l’instruction au même tribunal ;
Sur l’application de l’article 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
Considérant qu’aux termes de l’article 7 de cette Convention : « Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international » ; que ces dispositions, qui ne visent que les infractions pénales et non les fautes disciplinaires, ne peuvent, en tout état de cause, être invoquées par M. X à l’encontre de la poursuite disciplinaire engagée contre lui ;
Sur les faits reprochés à M. X
Considérant que les faits dénoncés dans la présente poursuite disciplinaire s’articulent autour de trois séries de griefs ;
1 - Sur le grief tiré de la pratique consistant à joindre un « projet de règlement officieux » dans des procédures encore non communiquées
Considérant qu’à la fin du mois de décembre 2002, le procureur de la République de V sans juger condamnable dans son principe – puisqu’elle permettait d’accélérer le règlement des dossiers d’instruction – la technique dite du « pré-règlement » que M. X utilisait depuis plusieurs années au parquet de V, lui a cependant demandé d’en modifier la pratique, notamment en s’abstenant de signer l’avant-projet de règlement avant l’ordonnance de soit-communiqué ;
Considérant qu’il ressort des pièces de la procédure disciplinaire que M. X s’est conformé à ces instructions de son procureur ; qu’aucune faute ne peut donc lui être reprochée de ce chef ;
2 - Sur le grief tiré du refus de permettre au procureur de la République de contrôler les réquisitions que M. X se propose de prendre dans les dossiers dont il assure le règlement
Considérant que l’acte de saisine impute à M. X, à propos d’un dossier I, de s’être opposé à son procureur qui, par une note du 10 décembre 2002, lui avait demandé de « (le) tenir informé de l’ordonnance qui sera rendue prochainement par le juge d’instruction et de ne prendre aucune décision, dans cette affaire, sans (lui) en référer » ; qu’en effet, M. X répondit le même jour au procureur qu’à ses yeux, « s’il est possible (à un chef de parquet) de se réserver tel ou tel contentieux ou la connaissance de telle ou telle procédure, il ne peut, selon le code de l’organisation judiciaire, limiter ou restreindre en quoi que ce soit les pouvoirs et attributions d’un magistrat du parquet à propos des activités qui lui ont été affectées » ; que le procureur de la République de V, interprétant cette position de principe de son adjoint comme un refus de lui rendre compte des développements à venir de l’affaire en question, lui fit connaître par une note du 12 décembre qu’il se réservait désormais la connaissance de ce dossier et lui demanda de « ne plus y intervenir » ;
Considérant qu’il résulte de la combinaison des principes régissant l’organisation et l’action du ministère public – délégation directe que le magistrat du parquet tient de la loi dans l’exercice de ses attributions, organisation hiérarchique du parquet, principes régissant le déclenchement et l’exercice de l’action publique, indivisibilité du ministère public, liberté de parole à l’audience – que le procureur de la République doit être tenu informé par les magistrats de son parquet des affaires justifiant qu’il soit mis en mesure d’exercer ses pouvoirs de chef de parquet ; qu’aucune disposition du code de l’organisation judiciaire ne contredit ni ne limite cette prérogative qui doit être loyalement respectée par ses substituts ;
Mais considérant que, sans renier l’opinion générale qu’il avait exprimée dans sa lettre précitée, M. X en a précisé la portée au cours de son audition par le rapporteur, déclarant qu’il reconnaissait totalement et sans réserve l’autorité d’un procureur sur l’ensemble des magistrats de son parquet, qu’il n’avait jamais refusé de renseigner son supérieur hiérarchique sur un dossier quelconque lorsque celui-ci le lui avait demandé et qu’en cas de désaccord sur l’orientation d’une procédure entre le procureur et son collaborateur, il doit y avoir discussion et que si le désaccord persiste, il relève des attributions du procureur de décharger son collaborateur du dossier en cause ;
Considérant qu’au vu de l’ensemble des faits, écrits et déclarations sus-relatés, il n’est pas établi avec certitude que, dans cette affaire I, M. X entendait effectivement refuser d’informer son procureur, avant que celui-ci ne lui retire le dossier pour s’en réserver la connaissance ; que dans une autre affaire J, il n’est pas non plus établi que M. X ait délibérément méconnu des instructions du procureur en omettant de l’informer des développements de la procédure ;
Considérant que si l’on peut regretter que M. X ait réagi aussi vivement à une demande légitime du procureur de la République par un énoncé de principe catégorique dont la portée exacte au regard de la question en débat est d’ailleurs incertaine, il n’apparaît pas qu’une faute professionnelle caractérisée puisse être retenue de ce chef à son encontre ;
3 - Sur le grief tiré du refus d’assurer la permanence hiérarchique, ainsi que le service des audiences au cours de la période estivale de service allégé
Considérant, en premier lieu, qu’il est reproché à M. X d’avoir décidé unilatéralement, le 5 décembre 2002, de ne plus exercer la « permanence hiérarchique » que le procureur de la République avait instituée depuis son arrivée à la tête du parquet de V, en mai 2001 ; que cette permanence, partagée entre le procureur et ses deux premiers procureurs adjoints, avait pour fonction d’assurer une référence constante pour les membres du parquet moins expérimentés chargés de la permanence effective ; qu’invité à s’expliquer devant le procureur sur son refus de continuer à assurer ce service, M. X indiqua que cette permanence, dont il contestait d’ailleurs l’utilité, constituait une charge supplémentaire sans récupération ni contrepartie financière et qu’il ne pouvait plus, dès lors, l’accepter ; qu’il opposa le même refus au nouveau procureur de V lorsque celui-ci lui demanda, le 30 septembre 2003, d’assurer à nouveau la permanence hiérarchique ;
Considérant, en second lieu, qu’il est relevé contre M. X d’avoir refusé de participer au service allégé de l’été 2003 en écrivant à son procureur, le 26 juin 2003, qu’il ne prendrait d’audience « ni en juillet ni en août » ; que si l’intéressé avait été autorisé à prendre des vacances pendant le mois de juillet, il n’en était pas de même pour le mois suivant et que son attitude eut pour conséquence que les audiences qu’il aurait dû tenir au mois d’août durent être réparties entre les autres magistrats du parquet ;
Considérant que M. X reconnaît les faits qui lui sont ainsi reprochés mais entend les replacer dans le contexte particulier d’une juridiction dont les moyens d’action n’étaient pas à la hauteur des besoins judiciaires d’un département qui connaissait une croissance démographique et un développement économique importants, tout en faisant face à une explosion de violences urbaines ;
Considérant que M. X souligne, à juste titre, l’intensité de son travail de règlement de dossiers ; qu’il soutient que, dès lors, il ne lui était pas possible d’accepter les fonctions supplémentaires dont ses chefs voulaient le charger et ce d’autant plus qu’à ses yeux, la répartition des audiences se faisait déjà de manière inégale et à son détriment ;
Considérant que ni la capacité professionnelle, ni la puissance de travail, ni la part importante que M. X prend dans la vie du parquet de V ne sont mises en cause ; qu’au contraire, les magistrats et anciens magistrats du tribunal qui se sont exprimés à cet égard les ont fortement soulignées ;
Mais considérant que les refus opposés à plusieurs reprises par M. X aux mesures d’organisation du service, qui avaient été décidées par deux procureurs successifs et qui résultent du pouvoir de direction dévolu aux chefs de juridiction par le code de l’organisation judiciaire, ne sauraient être admis de la part d’un magistrat ; qu’au surplus, en accédant volontairement aux fonctions de premier procureur adjoint, M. X s’engageait nécessairement à en accepter les charges et responsabilités spécifiques ; qu’enfin, si M. X pouvait légitimement dénoncer l’indéniable sous dimensionnement du parquet de V, cette situation ne saurait justifier les refus de service qu’il a opposés à ses chefs hiérarchiques directs ;
Considérant que par ses comportements relatés ci-dessus, M. X a manqué à ses devoirs professionnels en portant atteinte au principe hiérarchique sur lequel est fondée l’organisation statutaire du parquet ; que toutefois, il doit être tenu compte des qualités personnelles et professionnelles dont ce magistrat, attaché à ses fonctions, a fait preuve pendant toute la durée de sa carrière.
Par ces motifs,
Émet l’avis que M. X fasse l’objet d’une réprimande avec inscription au dossier, sanction prévue par l’article 45, 1°, de l’ordonnance susvisée du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature ;
Dit que le présent avis sera transmis à M. le garde des sceaux, ministre de la justice, et notifié à M. X par les soins du secrétaire soussigné.