Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet

Date
11/06/1996
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir de délicatesse à l’égard des collègues, Manquement au devoir de probité (devoir de réserve)
Avis
Réprimande avec inscription au dossier
Décision Garde des sceaux
Conforme (17 juin 1996)
Mots-clés
Presse
Critique
Délicatesse
Collègue
Probité
Réserve
Réprimande avec inscription au dossier
Procureur général
Fonction
Procureur général
Résumé
Attaques publiques d’un chef de cour exprimées de façon désobligeante à l’égard d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions

La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet, sur les poursuites disciplinaires exercées contre M. X, procureur général près la cour d’appel de V,

Vu l’article 65 de la Constitution modifié par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 ;

Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiée par la loi organique n° 94-101 du 5 février 1994 ;

Vu la dépêche en date du 18 mars 1996 de M. le garde des sceaux, ministre de la justice, à M. le procureur général près la Cour de cassation, président de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet, saisissant cette formation pour avis sur les poursuites disciplinaires exercées contre M. X, l’entier dossier ayant été mis à la disposition de M. X et à celle de son conseil, M. Roland Kessous, avocat général à la Cour de cassation ;

Vu le dossier administratif de M. X, également mis préalablement à sa disposition et à celle de son conseil ;

Vu les débats qui se sont déroulés publiquement à la Cour de cassation le vendredi 31 mai 1996 au cours desquels :

- M. X a comparu, assisté de M. Roland Kessous ;

- Ont été entendus comme témoins Maître Y, bâtonnier de l’ordre des avocats de V, et M. Z, journaliste à l’« Est Républicain » ;

- le rapporteur a été dispensé par toutes les parties et les membres du Conseil de la lecture de son rapport qui avait été antérieurement communiqué à tous ;

- M. X, interrogé sur chacun des faits dont le Conseil était saisi, a fourni ses explications, M. le directeur des services judiciaires a présenté ses demandes, M. Kessous a assuré la défense de M. X qui a eu la parole le dernier ;

Le contradictoire et l’exercice des droits de la défense ayant ainsi été assurés ;

L’affaire ayant ensuite été mise en délibéré au mardi 11 juin 1996 ;

Sur la demande de publicité des débats présentée dès l’ouverture de ceux-ci par M. X

Considérant qu’en application de l’article 57 du statut de la magistrature, un magistrat comparaissant devant le Conseil supérieur de la magistrature dans sa formation compétente pour la discipline des magistrats du parquet est fondé à demander l’application des dispositions de l’article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme relatives à la publicité des débats ; qu’il appartient cependant à cette formation, conformément aux dispositions du même article de la Convention, d’apprécier, au besoin d’office, s’il existe des circonstances spéciales de nature à porter atteinte aux « intérêts de la justice » qui s’opposeraient à la publicité ; qu’en l’espèce, il résulte de la saisine du Conseil et des déclarations de M. X devant le rapporteur, que sont imputées à ce magistrat des appréciations publiquement portées sur les circonstances dans lesquelles a été ouverte et conduite, par un magistrat qui n’est pas en mesure de justifier son action, une information judiciaire couverte par le secret de l’instruction ;

Dit qu’en l’espèce il n’y a pas lieu à publicité des débats ;

Sur la conformité de la procédure avec les exigences de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme

Considérant qu’au cours des débats qui se sont poursuivis à huis clos, il a été procédé, à la demande de M. X, à l’audition de Maître Y, bâtonnier de l’ordre des avocats de V, puis de M. Z, journaliste à l’« Est Républicain » ; que M. X qui, ainsi que son conseil, avait eu préalablement copie de l’entier dossier et avait eu communication du dossier personnel, a dispensé le rapporteur de la lecture de son rapport ; qu’il a été assisté par le conseil de son choix tout au long des débats comme il l’avait été lors de son unique audition par le rapporteur ;

Qu’interrogé sur les faits dont le Conseil est saisi, M. X a fourni toutes les explications qu’il a estimées utiles ; que M. le directeur des services judiciaires a ensuite présenté ses conclusions ; que M. Kessous, conseil de M. X, a développé la défense de ce magistrat, lequel a eu la parole le dernier ;

Constate que la procédure devant le Conseil a été, dès sa saisine, suivie contradictoirement, conformément aux exigences de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ;

Sur le fond

Considérant que la saisine du Conseil a été, en définitive, limitée à l’audience, par le représentant du garde des sceaux, aux déclarations reproduites le 15 mars 1996 par le quotidien « Le Pays de Franche-Comté » ;

Considérant que si la liberté d’expression reconnue aux magistrats, notamment à ceux du ministère public, leur ouvre, comme à tout citoyen, le droit à la critique, celle-ci doit s’exprimer en évitant les excès susceptibles de donner de la justice une image dégradée ou partisane ;

Considérant que la retenue s’impose tout particulièrement aux chefs de juridiction et notamment aux chefs de cour qui reçoivent de la loi le droit de rappeler à leur devoir de réserve les magistrats placés sous leur autorité respective ;

Considérant que constituent de tels excès les attaques publiques d’un chef de cour exprimées de façon désobligeante à l’égard d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions ; que ces outrances offensent nécessairement le magistrat critiqué à la fois dans sa personne et dans la dignité de sa fonction, alors que le devoir de réserve lui interdit toute réplique ;

Considérant qu’il résulte des pièces du dossier soumis au Conseil et des débats qu’au cours d’une information ouverte au tribunal de W, ayant entraîné le 8 mars 1996 l’incarcération de M. A, M. X, après avoir transmis au parquet de W des instructions écrites de ne pas requérir cette détention, a déclaré le 13 mars à un journaliste, qui a reproduit ses propos dans l’édition du 15 mars du « Pays de Franche-Comté » : « J’estime que la procédure est scandaleuse... S’agissant de la mise en examen, je n’ai rien à dire. Mme le juge fait son travail. En revanche je trouve scandaleux de mettre A en prison et je le dis » ;

Considérant au surplus que pour tenir ces propos – les seuls retenus par le Conseil – M. X admet qu’à la date du 13 mars, les renseignements en sa possession résultaient plus de contacts extérieurs que de la procédure pénale ; qu’il a choisi cependant de réserver ses critiques à la presse plutôt que de provoquer, par exemple, la mise en œuvre de la procédure de référé-liberté ;

Considérant qu’en qualifiant à deux reprises de scandaleuse la mise en détention de M. A, M. X, procureur général, a franchi les limites de la liberté d’expression, laquelle ne saurait relever de sa seule appréciation ; qu’il a ainsi non seulement méconnu l’obligation de réserve mais aussi manqué à la délicatesse et aux devoirs de son état ;

Considérant, enfin, qu’il y a lieu de tenir compte des éminentes qualités professionnelles manifestées par M. X au cours de sa carrière ;

Par ces motifs,

Émet l’avis que soit prononcée contre M. X, procureur général près la cour d’appel de V, la sanction de la réprimande avec inscription au dossier prévue par l’article 45 du statut de la magistrature, pour avoir manqué à l’obligation de réserve, à la délicatesse et aux devoirs de son état ;

Dit que le présent avis sera transmis à M. le garde des sceaux, ministre de la justice, et notifié à M. X, par les soins du secrétaire de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet.