Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet

Date
12/08/1976
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir d'impartialité, Manquement au devoir de neutralité, Manquement au devoir de probité (devoir de réserve)
Avis
Réprimande avec inscription au dossier
Décision Garde des sceaux
Conforme (24 août 1976)
Mots-clés
Avancement
Presse
Impartialité
Neutralité
Réserve
Réprimande avec inscription au dossier
Substitut du procureur de la République
Fonction
Substitut du procureur de la République
Résumé
Refus d’un poste en avancement sollicité par le magistrat. Déclarations aux journalistes mettant en cause le devoir de réserve et de neutralité

La commission de discipline du parquet, sur la poursuite disciplinaire exercée à l’encontre de M. X, substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de V,

Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiée par la loi organique n° 70-642 du 17 juillet 1970, notamment les articles 63, 64 et 65 de ce texte ;

Vu la dépêche en date du 21 mai 1976 de M. le ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, transmettant le dossier personnel de M. X, substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de V, à M. le procureur général près la Cour de cassation, président de la commission de discipline du parquet, et le priant de réunir la commission afin de lui soumettre, pour avis, les faits reprochés au magistrat du parquet précité ;

Vu les dépêches en date des 9 juin et 20 juillet 1976 de M. le ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, transmettant à la commission le texte de nouvelles déclarations de M. X. ;

Vu les auditions en date des 18 juin et 5 août 1976 de M. X, auquel son dossier personnel avait été communiqué préalablement par M. Jacques Lesselin, avocat général à la Cour de cassation, désigné en qualité de rapporteur par arrêté de M. le procureur général près la Cour de cassation en date du 31 mai 1976 ;

Attendu que M. X a comparu le 12 août 1976 devant la commission de discipline des magistrats du parquet, assisté de Maître Lyon-Caen, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, et de M. Pierre Lyon-Caen, magistrat à l’administration centrale du ministère de la justice, le dossier leur ayant été préalablement communiqué ; que M. Defontaine, directeur des services judiciaires au ministère de la justice, a été entendu ; que M. Lesselin a donné lecture de son rapport ; que M. X a fourni ses explications et moyens de défense sur les faits qui lui étaient reprochés ; que Maître Lyon-Caen et M. Pierre Lyon-Caen ont présenté la défense du magistrat déféré ;

Attendu que M. X et Maître Lyon-Caen ont déclaré retirer purement et simplement les conclusions signées par Maître Leroux, avocat au barreau de Marseille, tendant à ce qu’il soit sursis à statuer jusqu’à décision de la juridiction administrative sur la légalité du décret de nomination du 9 mai 1976 ;

1 - Sur le premier grief constitué par le refus opposé par M. X à sa nomination

Attendu qu’il est constant que M. X avait préalablement à son inscription sur la liste d’aptitude de 1976, rempli une fiche de desiderata en laquelle il faisait acte de candidature à de nombreux postes d’avancement, parmi lesquels figurait celui de procureur de la République à V ; qu’il fut nommé à ce poste par décret du 7 mai 1976 publié au Journal officiel du 9 mai ; que le 12 mai 1976 à 11 heures 30, M. X a fait savoir à M. le procureur de la République à W qu’il refusait ce poste, invoquant des raisons familiales ;

Qu’en [raison] des déclarations publiques faites par lui, dans l’après-midi de ce même jour, il protestait contre ce qu’il appelait une sanction à caractère politique, un avancement pénitentiaire, considérait qu’il y avait là un détournement de pouvoir et donnait comme motif supplémentaire de son refus du poste de V le fait qui avait été porté à sa connaissance que, répondant à un journaliste, M. le garde des sceaux avait déclaré qu’au cas de refus de rejoindre son poste, il prendrait des sanctions contre ce magistrat ;

Attendu que le 13 mai à 12 heures 10, il fit connaître au procureur de la République de W « qu’après avoir eu connaissance des déclarations faites à l’Assemblée nationale par M. le garde des sceaux, il estimait la procédure disciplinaire déjà engagée à son égard et n’avoir à répondre par écrit qu’à la mise en demeure qui semblait devoir lui être adressée » ;

Attendu qu’il résulte de ces faits qu’il est reproché à M. X d’avoir refusé un poste en avancement qu’il avait sollicité et auquel il avait été régulièrement nommé ;

Que devant ce refus, il lui a été notifié le 18 mai par le procureur de la République de W, sur instruction de M. le garde des sceaux, en date du 16 mai, que « sa situation sera soumise à la commission d’avancement en vue d’un réexamen de son inscription sur la liste d’aptitude » et qu’en outre « ce refus paraissait constituer un manquement aux obligations résultant du statut de la magistrature » ;

Attendu qu’aux termes de l’article 36 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 ; « l’inscription sur les listes d’aptitude est définitive, sauf radiation décidée dans les mêmes formes que l’inscription » ;

Attendu que depuis la mise en application de cette disposition statutaire remplaçant des dispositions analogues (article 17 du décret du 21 juillet 1927 et décret du 16 octobre 1953), un certain nombre de magistrats, vingt-quatre depuis 1969, ayant refusé – sans motif légitime – un poste d’avancement qu’ils avaient sollicité ont été radiés de la liste d’aptitude par la commission d’avancement, sans qu’il ait jamais été envisagé de réclamer – en outre – contre eux une sanction disciplinaire pour violation d’une obligation statutaire ;

Attendu que cette sanction administrative paraît d’ailleurs devoir être la seule mesure faisant grief envisagée par la chancellerie pour réprimer le fait par un magistrat de ne pas rejoindre effectivement en cas de promotion l’un quelconque des postes expressément sollicités, puisque dans une circulaire, en date du 26 mai 1976 adressée aux chefs des cours d’appel, elle invite ceux-ci à faire connaître aux magistrats de leur ressort qu’ils s’exposent à voir leur cas soumis à la commission d’avancement aux fins d’un nouvel examen de leur situation pour apprécier s’il y a lieu de maintenir leur inscription dans le cas de refus du poste qu’ils avaient sollicité, sans faire référence à une éventuelle sanction disciplinaire pour violation d’une obligation statutaire ;

Que de ces considérations, il résulte qu’un tel refus ne peut être considéré – à lui seul – en l’état actuel des textes et des usages, comme une violation des obligations résultant pour les magistrats du parquet des dispositions des articles 5 et 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 et susceptible d’entraîner contre eux une des sanctions prévues par l’article 45 de ladite ordonnance ;

2 - Sur le deuxième grief constitué par « un manquement grave aux obligations résultant notamment des articles 10 et 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 »

Attendu que dès la publication au Journal officiel du décret nommant M. X en qualité de procureur de la République à V, diverses personnalités politiques de W prirent prétexte de cette promotion pour lancer une campagne contre le gouvernement en l’accusant d’éloigner de W le magistrat chargé de suivre l’information ouverte contre les dirigeants des compagnies pétrolières ; que la presse, la radio et la télévision donnèrent une large diffusion à leurs déclarations ;

Attendu que c’est dans ce climat polémique que M. X interrogé par les journalistes répondit tout d’abord qu’il n’avait aucune déclaration à faire, qu’il modifia cependant son attitude dès le 11 mai au soir, après que les journalistes lui eurent communiqué les déclarations de M. le garde des sceaux qui, répondant à des journalistes, avait envisagé que des sanctions disciplinaires pourraient être prononcées contre lui s’il refusait de rejoindre V ; que c’est alors qu’il présenta sa nomination comme « une sanction qui s’inscrit d’ailleurs au-delà de ma personne dans un vaste mouvement de chasse aux sorcières et de purge auquel se livre un certain nombre de magistrats et de fonctionnaires » qualifiant sa promotion de sanction politique, affirmant qu’il y avait là « un véritable détournement de pouvoir » de la part du garde des sceaux ; qu’il affirma également « ce qui est en cause à travers cette mutation et les remous qu’elle suscite, c’est l’indépendance du magistrat du parquet et la mainmise de plus en plus grande de l’exécutif sur le judiciaire » ;

Attendu qu’après les déclarations de M. Y, délégué régional du syndicat de la magistrature, qui le 10 mai affirmait qu’on avait voulu obliger M. X à orienter l’affaire des pétroliers vers un non-lieu, ce dernier après avoir le 11, puis le 12 mai, répondu sur ce point aux journalistes que son statut lui interdisait toute déclaration, leur indiqua cependant ultérieurement qu’il avait adressé à M. le garde des sceaux une lettre relative à cette affaire, et sans vouloir en révéler le contenu, il précisait : « que cinq types différents de pressions ou d’interventions se sont manifestés à propos de la procédure des pétroliers et que ces pressions sont d’une gravité telle que je me crois tenu au secret absolu en ce qui les concerne », déclaration reprise et commentée le lendemain par la presse écrite ;

Attendu en outre que la chancellerie ayant fait état publiquement d’une lettre que Mme X adjointe d’enseignement avait adressée au recteur de l’académie de Z, sollicitant éventuellement sa mutation pour le cas où son mari serait nommé hors de W, M. X protesta vigoureusement qualifiant devant les journalistes, ce fait de « nouvelle violation des libertés » ou « procédés de type fascisant » de « manipulations destinées à une intoxication de l’opinion, qui disqualifient leurs auteurs » ;

Attendu enfin que M. X ayant accordé une entrevue à un journaliste de « Politique Hebdo », cet hebdomadaire publia le 10 juin 1976 un article intitulé « La justice aux mains des gangs – Interview exclusive de X » ; dans cet article, il était indiqué que pour des raisons politiques, on avait voulu au niveau national le démantèlement de la section financière du parquet de W ; que divers moyens existaient pour faire échec à l’action de la justice tels que mettre sous clé le dossier du juge d’instruction pour l’empêcher d’instruire, ou cacher les scellés ou donner des ordres illégaux pour arrêter l’exécution d’une commission rogatoire ; que M. X y prétendait également que la justice était utilisée à des fins bassement politiques, qu’elle était colonisée par des politiques, qu’on la livrait aux gangs ;

Attendu que M. X contesta les affirmations retenues dans cet article prétendant que le journaliste avait déformé ses propos ; qu’il avait tenu les mêmes devant d’autres journalistes qui les avaient rapportés de façon plus exacte, la commission n’ayant de ce fait pas été saisie de ces articles ;

Attendu cependant que M. X reconnaît n’avoir adressé aucune protestation à cet hebdomadaire, ni demandé la publication d’une rectification ;

Attendu que l’obligation de réserve est imposée aux magistrats par les dispositions de l’article 10 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 ;

Que si elle ne porte pas atteinte à sa liberté de pensée et d’opinion, elle lui interdit toute expression outrancière, toute critique formulée de telle manière qu’elle serait de nature à mettre en doute la sérénité, l’objectivité du magistrat et porterait atteinte à la confiance et au respect que sa fonction doit inspirer aux justiciables ;

Que le magistrat s’il veut faire connaître son opinion doit s’exprimer de façon prudente et mesurée, en raison du devoir d’impartialité et de neutralité qui pèse sur lui pour satisfaire aux exigences du service public dont il assume le fonctionnement ;

Attendu que si les chefs de la cour d’appel de Z retenaient en leurs notes l’impétuosité naturelle de M. X, ses réactions parfois excessives en présence de certaines « turpitudes », ils reconnaissaient ses réelles qualités professionnelles qui avaient motivé sa présentation avec le numéro 1 en vue de son inscription sur la liste d’aptitude ;

Attendu qu’il apparaît qu’en présence d’une attaque politique contre le gouvernement qui s’est développée à la suite de sa nomination à V, M. X, sollicité par la presse écrite, parlée et télévisée, n’a pas su conserver sa sérénité et s’est laissé entraîner à des réactions regrettables, notamment – a-t-il fait remarquer – après avoir été menacé de sanctions et avoir appris la diffusion de la lettre de sa femme ;

Que dans une certaine mesure, ces événements sont susceptibles d’atténuer le caractère fautif des déclarations excessives de M. X ;

Par ces motifs,

La commission, après en avoir délibéré à huis clos,

Émet l’avis :

1 - que le refus opposé par M. X à sa nomination ne constitue pas une violation des obligations résultant pour ce magistrat du parquet des articles 5 et 43 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 susceptible d’entraîner à son encontre une des sanctions disciplinaires prévues à l’article 45 de cette ordonnance ;

2 - que les propos tenus publiquement par lui en mai et juin 1976 ci-dessus visés constituent un manquement aux obligations résultant des articles 10 et 43 de ladite ordonnance, et en conséquence, que soit prononcée à l’encontre de M. X la réprimande avec inscription au dossier, sanction prévue à l’alinéa 1er de l’article 45 de l’ordonnance susvisée ;

Dit que le présent avis sera transmis à M. le ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, par les soins de M. le procureur général près la Cour de cassation, président de la commission de discipline du parquet.